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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8094

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8094. — À CATHERINE II,
À Ferney, 26 novembre.

Madame, il faut vouloir ce qu’on ne peut empêcher. Je vois qu’on obligera ce gros Moustapha à vous demander la paix ; mais, au nom de Jésus-Christ notre sauveur, faites-la-lui payer bien cher. Quand Votre Majesté impériale sera devenue son amie, je l’appellerai Sa Hautesse. On a débité qu’il voyait familièrement l’ambassadeur d’Angleterre deux fois par semaine[1], et qu’il lui parlait en italien ; j’ai bien de la peine à le croire ; les Turcs apprennent l’arabe tout au plus. Je connais des souveraines fort supérieures en tout aux Moustapha, qui parlent plusieurs langues en perfection ; mais, pour le padisha de Stamboul, je doute fort qu’il ait ce mérite, et qu’il ait chez lui une académie.

On dit aussi qu’il va confier ses armées invincibles à son frère, ce qui contredit un peu les desseins pacifiques qu’on lui attribue ; mais son frère en sait-il plus que lui ? et puisqu’il est padisha, pourquoi ne commande-t-il pas ses armées lui-même ?

Je m’imagine qu’il tremblerait de peur devant l’un des quatre Orlof, qui valent mieux que les quatre fils Aymon, et qui sont des héros plus réels. Je plains beaucoup plus l’anarchie polonaise que l’insolence ottomane : toutes les deux sont dans la détresse qu’elles méritent. Vive le roi de la Chine, qui fait des vers, et qui est en paix avec tout le monde !

J’avoue à Votre Majesté que je déteste le gouvernement papal ; je le trouve ridicule et abominable ; il a abruti et ensanglanté la moitié de l’Europe pendant trop de siècles. Mais le Ganganelli, qui règne aujourd’hui, est un homme d’esprit qui sent apparemment combien il est honteux de laisser la ville de Constantin à des barbares, ennemis de tous les arts ; et qu’il faut préférer des Grecs, quoique schismatiques, à des mahométans.

Le roi de Sardaigne, qui a des droits à l’île de Chypre[2], n’aime point ces barbares. Mais, encore une fois, je ne comprends pas l’indifférence des Vénitiens, qui pouvaient reprendre Candie en trois mois ; encore moins l’impératrice-reine, à qui Belgrade, la Bosnie et la Servie, étaient ouvertes. On est devenu bien modéré avec les Turcs, et bien honnête. Pardon, madame, de mes réflexions ; mais vous avez daigné m’accoutumer à dire ce que je pense, et on pardonne tout aux grandes passions.

  1. Voyez lettre 8141.
  2. Le roi de Sardaigne prenait les titres de roi de Chypre et de Jérusalem.