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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8114

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 276-277).
8114. — DU BARON GRIMM[1].
Paris, 8 décembre 1770.

Je remercie la main bienfaisante à qui je dois l’Épître à l’empereur de la Chine, qui a été copiée ici quelques milliers de fois avant d’arriver imprimée. Je dépose au greffe de l’immortalité, établi à Ferney, la lettre du roi de Prusse que Sa Majesté ne demande pas mieux que de savoir entre vos mains ; on m’assure même, très-cher et illustre patriarche, que tout ce qui a passé au sceau de Ferney est reçu avec transport et enthousiasme à Potsdam et à Sans-Souci, et on me le répète comme si je ne le savais pas. Vous m’apprenez en revanche que c’est moi qui apprends aux rois de Prusse et de Pologne ce qu’il faut qu’ils disent de vous. Je ne m’en doutais pas, et me voilà en droit de me mettre à côté de l’immortel évêque du Puy dans la balance où vous pesez les grands hommes de notre siècle.

Vous direz de ce siècle tout ce qu’il vous plaira : comme c’est vous qui l’avez créé, comme il ne portera d’autre nom que le vôtre, la postérité vous accordera volontiers le droit d’en faire les honneurs et d’en dire plus de mal qu’il n’y en a. J’avoue que, dès que vous avez la bonne foi de vous oublier dans la balance, les prélats du Puy et leur séquelle pourraient bien l’emporter. Tous les trônes de l’Europe, tous les princes du côté du Nord et de l’Orient, sans excepter même les jeunes princes de la maison d’Autriche, professent de cœur et de bouche le rituel de Ferney ; mais votre lettre me persuade que celui du Puy pourra bien avoir la préférence. Je ne sais quand ni où. J’ai le malheur, très-cher et illustre patriarche, d’être assez content de ce siècle, et je crains, puisqu’on vous a laissé faire, qu’il n’y ait avec le temps quelques sottises de moins, ce qui pourrait entraîner la fin du monde.

Vous nous avez renvoyé frère d’Alembert en bien meilleure santé, c’est que vous êtes le Christ de ce temps-ci : qui vous touchez guérit. Que ne suis-je malade pour avoir le droit d’aller chercher ma guérison !

Nous avons vu cette semaine un nouvel acteur, élève de Mlle Clairon, débuter dans le rôle de Zamore[2]. Je crains qu’il ne remplace pas Lekain. Ce siècle, je l’avoue, n’est pas celui des remplaçants aussi ferons-nous bien de garder ce que nous avons. Lekain va reparaître. On le dit rétabli. Mme Vestris fait des progrès considérables. Elle a été applaudie avec transport et avec justice dans le rôle d’Alzire. Ceux qui nous reprochent de ne plus aimer la tragédie n’ont pas tout à fait raison. Quoique le nouvel acteur n’ait pas réussi en général, on n’aurait pas trouvé la place d’une épingle dans la salle, et l’assemblée était formée de tout ce qu’il y a d’illustre et de considérable en France. Si vous avez dans vos domaines un poëte qui fasse des pièces comme Alzire, vous pouvez nous l’envoyer hardiment et l’assurer qu’en dépit de l’esprit philosophique il court risque de se faire admirer.

Agréez, illustre et respectable patriarche, les vœux que je fais pour votre conservation, c’est-à-dire pour la durée de votre gloire, et l’hommage de mon respect et de mon attachement.

  1. Correspondance de Grimm, etc., édition Tourneux, tome XVI, page 491.
  2. Larive, qui avait débuté, le 3 décembre 1770, dans Alzire.