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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8115

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 277-278).
8115. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
9 décembre 1770.

Il y avait longtemps, monsieur, que je n’avais reçu de vos nouvelles ; j’en espérais tous les jours, et j’étais arrêtée à vous en demander pour éviter que nos lettres se croisassent, surtout depuis la mort du président. Je ne doute pas de vos regrets, c’était un homme bien aimable ; mais depuis deux ans il ne restait plus de lui que sa représentation. Vous savez qu’il était devenu dévot, ou plutôt qu’il en avait embrassé l’état : son esprit n’était pas convaincu, ni son cœur n’était pas touché ; mais il remplaçait les plaisirs et les amusements, auxquels son âge le forçait de renoncer, par de certaines pratiques. La messe, le bréviaire, etc., toutes ces choses étaient pour lui comme la question : elles lui faisaient passer une heure ou deux. Son testament est de 1766 : il avait alors son bon sens. Il laisse à des paroisses, à des couvents, des legs peu considérables ; il traite fort bien ses domestiques : il donne ses manuscrits à Mme de Jonsac[2], fait des legs à ses petits-neveux, et le reste de son bien partagé selon la coutume. De ses amis il n’en parle point. L’état où il était depuis longtemps ne m’a pas donné le désir de vieillir. Il n’y a que vous, monsieur, à qui il appartient de ne le pas craindre ; votre âme userait trois ou quatre corps. Pour la mienne, elle n’est pas de même ; je me figure que, si je vis encore quelques années, je deviendrai comme le président, et certainement il vaut mieux finir que d’exister de cette sorte.

Savez-vous, monsieur, que je suis un peu en colère contre vous ; j’ai lu votre lettre à la grand’maman, comme je vous l’ai déjà mandé. Vous ne me croyez donc plus amusable, et vous dites qu’il faut prendre son temps avec moi ? C’est bien à vous de parler ainsi, vous qui êtes (comme vous me l’écrivez) le plus ancien de mes amis ! On ne m’accuse point d’être inconstante, et si on me faisait cette injustice, vous me serviriez à la réfuter ; je suis très-amusable ; et je le suis toujours par ce qui me vient de vous. Votre épître au roi de la Chine me plaît infiniment.

Vous ne devineriez jamais combien j’ai de volumes de vous ; j’en ai cent neuf, et je crains de n’avoir pas tout, il y en a une grande quantité de doubles ; j’aurai ces jours-ci un libraire pour vous compléter, et pour plus grande sûreté je vous en enverrai après le catalogue, pour que vous me disiez ce qui me manque.

J’ai le malheur, je l’avoue, de n’être pas amusable par les beaux génies de notre siècle, ou, si vous voulez, de ceux qui ont succédé à Fontenelle et à Lamotte, qu’ils ont fort dénigrés, et qu’ils sont bien loin d’égaler. Oh ! monsieur, vous en direz ce qu’il vous plaira, ils n’ont de mérite que d’avoir pris votre livrée, et je trouverai toujours entre eux et vous la différence du maître au valet ; mais laissons-les là, et n’en parlons plus.

Je vais vous faire une proposition, la plus ridicule du monde, et que vous trouverez peut-être la plus impertinente. Je suis dans l’habitude de donner des étrennes à Mme de Luxembourg ; celles de cette année seront la Bibliothèque bleue[3], dont on vient de faire une nouvelle édition en beau langage ; je serais charmée si vous aviez la complaisance de me faire un joli envoi, sérieux ou comique, tout comme il vous plaira. Si vous m’accordez cette grâce, il n’y faut pas perdre un moment. Je prierai Dieu pour vous, et vous aimerai encore plus que je ne vous aime, s’il est possible. Voilà le libraire, M. Merlin, que j’attendais ; je vous quitte pour travailler avec lui. Adieu.

Qu’est-ce que c’est que Nicodème et Jeannot ? La grand maman et la petite-fille n’ont-elles pas sujet de se plaindre de n’en pas entendre parler ?

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Née Colbert de Seignelay, nièce du président Hénault, et mariée au comte de Jonsac, frère du maréchal d’Aubeterre.
  3. Recueil de contes, de romans, etc., en vieux langage, auquel on avait donné le nom de Bibliothèque bleue, parce que ces morceaux avaient d’abord été publiés en forme de brochures couvertes d’un papier bleu.