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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8173

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 321-322).
8173. — À FRÉDÉRIC-GUILLAUME.
À Ferney, 11 janvier.

Monseigneur, j’ai été tout près d’aller savoir des nouvelles positives de cet autre monde qui a si souvent troublé celui-ci, quand on n’avait rien de mieux à faire. Mon âge et mes maladies me jettent souvent sur les frontières de ce vaste pays inconnu, où tout le monde va, et dont personne ne revient. C’est ce qui m’a privé pendant quelques jours de l’honneur et du plaisir de répondre à votre dernière lettre[1]. Il est beau à un jeune prince tel que vous de s’occuper de ces pensées philosophiques qui n’entrent pas dans la tête de la plupart des hommes ; mais aussi il faut que ceux qui sont nés pour les gouverner en sachent plus qu’eux. Il est juste que le berger soit plus instruit que le troupeau.

Je prends la liberté de vous envoyer tout ce que je sais sur ces importantes questions dont Votre Altesse royale m’a fait l’honneur de me parler. Vous verrez que ma science est bien bornée ; et vous vous en direz cent fois plus que je n’en dis dans ce petit extrait[2]. Il est tiré d’un petit livre intitulé Questions sur l’Encyclopédie, dont on vient d’imprimer trois volumes. J’ai l’honneur d’envoyer à Votre Altesse royale ces trois tomes par les chariots de poste. Le quatrième n’est pas achevé, l’état où je suis en retarde l’impression ; mais rien ne peut retarder mon empressement de répondre à la confiance dont vous m’honorez.

Le système des athées m’a toujours paru très-extravagant. Spinosa lui-même admettait une intelligence universelle. Il ne s’agit plus que de savoir si cette intelligence a de la justice. Or il me paraît impertinent d’admettre un dieu injuste. Tout le reste semble caché dans la nuit. Ce qui est sûr, c’est que l’homme de bien n’a rien à craindre. Le pis qui lui puisse arriver, c’est de n’être point ; et s’il existe, il sera heureux. Avec ce seul principe on peut marcher en sûreté, et laisser dire tous les théologiens, qui n’ont jamais dit que des sottises. Il faut des lois aux hommes, et non pas de la théologie ; et avec les lois et les armes sagement employées dans la vie présente, un grand prince peut attendre à son aise la vie future.

Je suis avec un profond respect, etc.

  1. Cette lettre a été imprimée dans les Jahrbücher der preussichen Monarchie unter der Regierung Friedrich Wilhelm’s des Dritten ; Berlin, 1798, tome Ie, page 253.
  2. C’est la petite brochure in-8° de cinquante-six pages dont il est parlé dans la note, tome XIX, pages 161-162.