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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8235

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 376-378).
8235. — À M. DE LA CONDAMINE,
de l’académie française et de l’académie des sciences, etc.
À Ferney, 8 mars.

Monsieur, monsieur l’envoyé de Parme m’a fait parvenir votre lettre. J’ai l’honneur d’être votre confrère dans plus d’une académie ; je suis votre ami depuis plus de quarante ans. Vous me parlez avec candeur, je vais vous répondre de même.

Le sieur de La Beaumelle, en 1752, vendit à Francfort, au libraire Eslinger, pour dix-sept louis, le Siècle de Louis XIV, que j’avais composé (autant qu’il avait été en moi) à l’honneur de la France et de ce monarque.

Il plut à cet écrivain de tourner cet éloge véridique en libelle diffamatoire. Il le chargea de notes, dans lesquelles il dit qu’il soupçonne Louis XIV d’avoir fait empoisonner le marquis de Louvois, son ministre, dont il était excédé ; et qu’en effet ce ministre craignait que le roi ne l’empoisonnât. (Tome III, pages 269 et 271.)

Que, Louis XIV ayant promis à Mme de Maintenon de la déclarer reine, Mme la duchesse de Bourgogne irritée engagea le prince son époux, père de Louis XV, à ne point secourir Lille, assiégée alors par le prince Eugène, et à trahir son roi, son aïeul, et sa patrie.

Il ajoute que l’armée des assiégeants jetait dans Lille des billets dans lesquels il était écrit : « Rassurez-vous, Français ! la Maintenon ne sera pas reine, nous ne lèverons pas le siége. »

La Beaumelle rapporte la même anecdote dans les mémoires qu’il a fait imprimer sous le nom de Mme de Maintenon. (Tome IV, page 109.)

Qu’on trouva l’acte de célébration du mariage de Louis XIV avec Mme de Maintenon dans de vieilles culottes de l’archevêque de Paris ; mais qu’un « tel mariage n’est pas extraordinaire, attendu que Cléopâtre déjà vieille enchaîna Auguste. » (Tome III, page 75.)

Que le duc de Bourbon, étant premier ministre, fit assassiner Vergier, ancien commissaire de marine, par un officier auquel il donna la croix de Saint-Louis pour récompense. (Tome III du Siècle, page 323.)

Que le grand-père de l’empereur aujourd’hui régnant avait, ainsi que sa maison, des empoisonneurs à gages. (T. II, p. 345.)

Les calomnies absurdes contre le duc d’Orléans, régent du royaume, sont encore plus exécrables ; on ne veut pas en souiller le papier. Les enfants de la Voisin, de Cartouche, et de Damiens, n’auraient jamais osé écrire ainsi s’ils avaient su écrire. L’ignorance de ce malheureux égalait sa détestable impudence.

Cette ignorance est poussée jusqu’à dire que la loi qui veut que le premier prince du sang hérite de la couronne, au défaut d’un fils du roi, n’exista jamais.

Il assure hardiment que le jour que le duc d’Orléans se fit reconnaître, à la cour des pairs, régent du royaume, le parlement suivit constamment l’instabilité de ses pensées ; que le premier président de Maisons était prêt à former un parti pour le duc du Maine, quoiqu’il n’y ait jamais eu de premier président de ce nom.

Toutes ces inepties, écrites du style d’un laquais qui veut faire le bel esprit et l’homme important, furent reçues comme elles le méritaient on n’y prit pas garde ; mais on rechercha le malheureux qui, pour un peu d’argent, avait tant vomi de calomnies atroces contre toute la famille royale, contre les ministres, les généraux et les plus honnêtes gens du royaume. Le gouvernement fut assez indulgent pour se contenter de le faire enfermer dans un cachot, le 24 avril 1753. Vous m’apprenez dans votre lettre qu’il fut enfermé deux fois, c’est ce que j’ignorais.

Après avoir publié ces horreurs, il se signala par un autre libelle intitulé Mes Pensées, dans lequel il insulta nommément MM. d’Erlach, de Watteville, de Diesbach, de Sinner, et d’autres membres du conseil souverain de Berne, qu’il n’avait jamais vus. Il voulut ensuite en faire une nouvelle édition ; M. le comte d’Erlach en écrivit en France, où La Beaumelle était pour lors ; on l’exila dans le pays des Cévennes, dont il est natif. Je ne vous parle, monsieur, que papiers sur table et preuves en main.

Il avait outragé la maison de Saxe dans le même libelle (p. 108), et s’était enfui de Gotha avec une femme de chambre qui venait de voler sa maîtresse.

Lorsqu’il fut en France, il demanda un certificat de Mme la duchesse de Gotha. Cette princesse lui fit expédier celui-ci :

« On se rappelle très-bien que vous partîtes d’ici avec la gouvernante des enfants d’une dame de Gotha, qui s’éclipsa furtivement avec vous, après avoir volé sa maîtresse, ce dont tout le public est pleinement instruit ici. Mais nous ne disons pas que vous ayez part à ce vol. À Gotha, 24 juillet 1767. Signé Rousseau, conseiller aulique de Son Altesse sérénissime. »

Son Altesse eut la bonté de m’envoyer la copie de cette attestation, et m’écrivit ensuite ces propres mots, le 15 auguste 1767 : « Que vous êtes aimable d’entrer si bien dans mes vues au sujet de ce misérable La Beaumelle ! Croyez-moi, nous ne pouvons rien faire de plus sage que de l’abandonner, lui et son aventurière, etc. » Je garde les originaux de ces lettres, écrites de la main de Mme la duchesse de Gotha. Je pourrais alléguer des choses beaucoup plus graves ; mais comme elles pourraient être trop funestes à cet homme, je m’arrête par pitié.

Voilà une petite partie du procès bien constatée. Je vous en fais juge, monsieur, et je m’en rapporte à votre équité.

Dans ce cloaque d’infamies, sur lequel j’ai été forcé de jeter les yeux un moment, j’ai été bien consolé par votre souvenir. Je vous souhaite du fond de mon cœur une vieillesse plus heureuse que la mienne, sous laquelle je succombe dans des souffrances continuelles.

J’ai l’honneur d’être, etc.