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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8236

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 378-380).
8236. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
Ferney, 9 mars.

Je ne pourrai aujourd’hui, madame, parler à mes anges ni de M. Lantin, ni du petit antiCrébillon[1] que M. de Thibouville a si heureusement trouvé. Je suis absolument aveugle pour le moment présent. Je sais bien qu’il serait fort mal de renoncer aux vers, parce qu’on a perdu les yeux ; au contraire, c’est alors qu’on en doit faire plus que jamais, on a l’esprit bien plus recueilli, et l’exemple d’Homère encourage infiniment ; mais l’état où je me trouve a été si embelli par tant d’autres accompagnements dignes de mon âge que je suis obligé de demander quartier pour quelques jours.

Je vous avertis seulement, mes anges, que j’ai une répugnance infinie à tuer la reine-mère, après avoir empoisonné sa bru. Je vous trouve trop cruels : ne pourriez-vous point prendre des mœurs un peu plus douces ?

M. d’Argental a donc toujours un grand goût pour ce Système de la Nature ? Je le supplie de bien effacer les vers[2] dans lesquels on en parle au roi de Danemark. Cependant je vous jure que ce livre est farci de déclamations, de répétitions, et très-peu fourni de raisons. Il y a des morceaux éloquents, d’accord ; mais il me paraît absurde de nier qu’il y ait une intelligence dans le monde. Spinosa lui-même, qui était bon géomètre, est obligé d’en convenir. L’intelligence répandue dans la matière fait la base de son système. Cette intelligence est assurément démontrée par les faits, et l’opinion opposée de notre auteur me semble très-antiphilosophique d’ailleurs, qu’est-ce qu’un système uniquement fondé sur une balourdise d’un pauvre jésuite[3] qui crut avoir fait des anguilles avec de la farine de blé ergoté ? J’avoue que tout cela me paraît le comble de l’extravagance. Spinosa est moins éloquent, mais il est cent fois plus raisonnable.

Je passe volontiers de ce chaos à la nouvelle pièce en six actes[4] que le roi vient de faire. Je trouve ces six actes admirables, surtout si on trouve des acteurs. Il me paraît que la pièce réussit beaucoup auprès de tous les gens désintéressés. Il faut la jouer au plus tôt. Je la regarde comme un chef-d’œuvre qui doit enchanter la nation, malgré la cabale.

Je parlerai de la famille d’Atrée[5] et de celle d’Annibal[6] dès que je serai quitte de mes souffrances. Mille tendres respects à mes anges.

  1. C’est-à-dire le jeune homme qui devait présenter et lire au comité de la Comédie française la tragédie des Pélopides, composée pour être opposée à l’Atrée et Thyeste de Crébillon.
  2. Les vers ont été effacés, car, dans l’Épître au roi de Danemark, il n’y en a aucun contre le Système de la Nature : voyez tome X, page 421.
  3. Needham ; voyez tome XVIII, page 372.
  4. L’établissement des six conseils supérieurs ; voyez tome XVI, page 108.
  5. Les Pélopides, tome VII, page 101.
  6. Sophonisbe, tome VII, page 29.