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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8282

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8282. — À M. LE DUC DE LA VRILLIÈRE,
ministre d’état.
À Ferney, le 9 mai.

Monseigneur, je dois vous représenter que, par le marché fait au nom du roi avec l’entrepreneur, tous les matériaux et tout ce qui peut servir au port et à la ville de Versoy appartiennent à Sa Majesté, qui s’est engagée à les payer.

La petite frégate qui a servi à faire les voyages en Savoie, et qui est destinée à porter les sels en Suisse, appartient au roi ; elle est ornée de fleurs de lis, et porte pavillon de France.

M. Bourcet me manda même qu’il voulait la réclamer au nom de Sa Majesté. Les dettes pour lesquelles elle avait été saisie dans un port de Savoie, sur le lac de Genève, ne se montaient qu’à deux mille livres. Je ne balançai pas à la racheter. Je n’insiste point sur le payement : je m’en rapporte à votre équité, ou à celle du secrétaire d’État dans lequel le département de la ville de Versoy pourra tomber, ou à monsieur le contrôleur général ; et j’attendrai votre commodité et la leur.

Quant au projet de la ville de Versoy, mon intérêt personnel doit céder sans doute à l’intérêt public. Toutes les observations que j’ai eu l’honneur de vous faire, je les ai faites à M. le duc de Choiseul, qui daigna condescendre à toutes mes prières, et approuver toutes mes vues, excepté celle de l’emplacement du port que j’avais proposé à l’embouchure de la rivière, seulement pour épargner les frais.

M. Bourcet, chargé alors de toute l’entreprise, et assurément plus capable que personne de la conduire, connut, par la nature du terrain, qu’il fallait placer le port beaucoup plus haut, quoique cette position coûtât davantage.

On commençait à tracer la ville, et les fondements du port étaient déjà jetés, lorsque environ deux cents natifs de Genève, dont quelques-uns avaient été assassinés par les citoyens, se réfugièrent dans Ferney. Ce sont presque tous d’excellents ouvriers en horlogerie ; je les recueillis, je leur bâtis des maisons avec une célérité aussi grande que mon zèle. M. le duc de Choiseul approuva ma conduite. Sa Majesté leur permit d’exercer leurs fonctions en toute liberté, sans payer aucun impôt. On promit au village de Ferney tous les priviléges dont la ville de Versoy devait jouir.

J’avançai tout ce qui me restait d’argent à ces nouveaux colons ; ils travaillèrent. M. le duc de Choiseul eut même la générosité d’acheter plusieurs de leurs montres. Ils en fournissent actuellement en Espagne, en Italie, en Hollande, en Russie, et font entrer de l’argent dans le royaume. Les choses ont changé depuis ; mais j’espère que vos bontés pour moi ne changeront point, et que vous voudrez bien protéger ma colonie comme M. le duc de Choiseul la protégeait. Je lui dois tout. Je serai pénétré jusqu’au dernier moment de ma vie de la reconnaissance respectueuse que je lui dois, et de l’admiration que la noblesse de son caractère m’a toujours inspirée.

Vous approuvez mes sentiments, monseigneur ; vous avez intérêt, plus que personne, que l’on ne soit point ingrat.

Accablé de vieillesse et de maladies, près de finir ma carrière, je vous implore bien moins pour moi que pour les artistes qui se sont habitués à Ferney, et qui sont utiles à l’État, auquel je suis très-inutile. J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, etc.