Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8314
Il y a si longtemps, mon très-cher confrère, que je vous ai envoyé trois tomes des Questions sur l’Encyclopédie, qu’il faut que vous ne les ayez pas reçus. J’en ai encore deux autres à mettre dans votre petite bibliothèque ; et comme il est souvent question de vous dans ces volumes[1], j’ai fort à cœur que vous les ayez ; mais je ne sais comment m’y prendre.
Je dois vous dire que vous avez dans le Nord une héroïne qui combat pour vous : c’est Mme la princesse Daschkof, assez connue par des actions qui passeront à la postérité. Voici comme elle parle de votre chère Sorbonne, dans son Examen du Voyage de l’abbé Chappe en Sibérie[2] : « La Sorbonne nous est connue par deux anecdotes. La première, lorsqu’en l’année 1717 elle s’illustra en présentant à Pierre le Grand les moyens de soumettre la Russie au pape ; la seconde, par sa prudente et spirituelle condamnation du Bélisaire de M. de Marmontel, en 1767. Vous pouvez juger, par ces deux traits, de la profonde vénération que tout homme qui a le sens commun doit avoir pour un corps aussi respectable, qui plus d’une fois a condamné le pour et le contre. »
J’ai eu deux jours cette très-étonnante princesse à Ferney ; cela ne ressemble point à vos dames de Paris : j’ai cru voir Tomyris qui parle français.
Je vous prie, quand vous verrez quelque premier commis des bureaux, de lui demander pourquoi on parle notre langue à Moscou et à Yassi. Pour moi, je crois qu’on en a plus d’obligation à votre Bélisaire et autres ouvrages semblables, qu’à nos lettres de cachet.
Est-il vrai que nous aurons bientôt vos Incas ? est-ce dans leur patrie qu’il faut chercher le bien-être ? Je suis bien sûr que j’y trouverai le plaisir ; c’est ce que je trouve rarement dans les livres qui me viennent de France : j’ai grand besoin des vôtres.
Avez-vous vu la Dunciade et l’Homme dangereux, etc., en trois volumes ? Il y a bien de la différence entre chercher la plaisanterie et être plaisant.
Bonsoir, mon très-cher confrère ; souvenez-vous de moi avec ceux qui s’en souviennent, et aimez toujours un peu votre plus ancien ami. Mme Denis vous fait mille tendres compliments.