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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8315

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 459-461).
8315. — À M. L’ABBÉ MIGNOT.
À Ferney, 24 juin.

Du temps de la Fronde, mon cher ami, on criait bien autrement contre les sages attachés à la bonne cause ; mais, avec le temps, la guerre de la Fronde fut regardée comme le délire le plus ridicule qui ait jamais tourné les têtes de nos Welches impétueux et frivoles.

Je ne donne pas deux années aux ennemis de la raison et de l’État pour rentrer dans leur bon sens.

Je ne donne pas six mois pour qu’on bénisse monsieur le chancelier de nous avoir délivrés de trois cents procureurs. Il y a vingt-quatre ans que le roi de Prusse en fit autant : cette opération augmenta le nombre des agriculteurs, et diminua le nombre des chenilles.

Vous avez fait une belle œuvre de surérogation, en remettant votre place de juge de la caisse d’amortissement, et je ne crois pas cette caisse bien garnie ; mais enfin vous résignez quatre mille livres d’appointement cela est d’autant plus beau que la faction ne vous en saura aucun gré. Quand les esprits sont échauffés, on aurait beau faire des miracles, les pharisiens n’en crient pas moins Tolle[1] ! mais cela n’a qu’un temps.

Je vois la bataille avec tranquillité, du haut de mes montagnes de neige, et je lève mes vieilles mains au ciel pour la bonne cause. Je suis très-persuadé que monsieur le chancelier remportera une victoire complète, et qu’on aimera le vainqueur.

Je suis fâché qu’on laisse courir plusieurs brochures peu dignes de la gravité de la cause, et du respect que l’on doit au général de l’armée. J’en ai vu une qu’on appelle le coup de peigne d’un maître perruquier, dans laquelle on propose de faire mettre à Saint-Lazare tous les anciens conseillers du Châtelet, et de les faire fesser par les frères[2]. Cette plaisanterie un peu grossière ne me paraît pas convenable dans un temps où presque tout le royaume est dans l’effervescence et dans la consternation.

Je serais encore plus fâché qu’on vous proposât, dans le moment présent, des impôts à enregistrer.

J’avoue que je ne conçois pas comment, après neuf années de paix, on a besoin de mettre de nouveaux impôts. Il me semble qu’il y aurait des ressources plus promptes, plus sûres, et moins odieuses ; mais il ne m’appartient pas de mettre le nez dans ce sanctuaire, qui est plus rempli d’épines que d’argent comptant.

On parle d’un nouvel arrêté du parlement de Dijon, plus violent que le premier ; mais je ne l’ai point vu.

Il faut que je vous dise que j’ai un ami intime à Angoulême : c’est M. le marquis d’Argence, non pas le d’Argens de Provence, qui a fait tant d’ouvrages, mais un brigadier des armées du roi, qui a beaucoup de mérite et beaucoup de crédit dans sa province. Il prétend que le présidial de cette ville ne voulait point enregistrer ; il prétend que je lui ai écrit ces mots : « Le droit est certainement du côté du roi ; sa fermeté et sa clémence rendront ce droit respectable. » Il prétend qu’il a lu à ces messieurs mes deux petites lignes, et qu’il y a pris son texte pour obtenir l’enregistrement.

Je ne crois point du tout être homme à servir de texte ; je n’ai point cette vanité, mais j’ai beaucoup de bonne volonté.

Nous sommes bien contents, votre sœur et moi, de votre Turquie[3]. Nous ne pensons point du tout que le gouvernement des Moustapha, des Mahomet, et des Orcan, ait le moindre rapport avec notre monarchie gouvernée par les lois, et surtout par les mœurs. Votre conduite n’a certainement pas démenti vos opinions. Notre pauvre d’Hornoy me paraît toujours très-affligé[4]. Il est heureux, il est jeune ; le temps change tout.

Nous vous embrassons bien tendrement[5].

  1. « Tolle ! tolle ! crucifige eum ! » (Jean, xix, 15.)
  2. Si Voltaire veut parler des Réflexions d’un maître perruquier sur les affaires de l’État, in-12 de vingt-deux pages, il en exagère les termes.
  3. C’est-à-dire de son Histoire de l’empire ottoman, voyez tome XLV, page 50.
  4. Il avait été exilé (voyez lettre 8220), puis avait été privé de sa place de conseiller au parlement.
  5. Lettre de Voltaire (dictée à Wagnière) à M. Éthis, commissaire provincial des guerres à Besançon, du 26 juin 1771, signalée dans un catalogue d’autographes.