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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8328

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 473-474).
8328. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 8 juillet 1771.

Quelle vision ! pourquoi me supposer fâchée contre vous ? quel sujet m’en avez-vous donné ? quelle raison puis-je avoir eue de ne pas envoyer cette septième page ? Vous avez vous-même envoyé l’ouvrage : je recommandais de votre part qu’on lût cette septième page. Je me suis toujours acquittée fidèlement de vos commissions. On m’envoie toutes vos lettres ; on me charge d’y répondre, et je vais vous transcrire, mot à mot, ce que l’on m’écrit en m’envoyant la dernière.

« Voici une lettre de M. de Voltaire ; je ne lui réponds pas, et je vous prie de lui répondre. Dites-lui que je suis très-sensible à l’intérêt qu’il prend à ma santé, que je me porte fort bien, que je suis fâchée de ne pouvoir pas lui répondre, mais que, pour de très-bonnes raisons, j’ai pris le parti de ne plus écrire du tout ; que quand on est parvenu à un certain âge, il faut se reposer sur ses enfants d’une foule de devoirs qu’on ne peut pas rendre, et que je vois avec plaisir que je ne peux pas choisir une main plus agréable à M. de Voltaire que celle de ma petite-fille. »

Voilà ses propres termes. Je m’offre, mon cher Voltaire, à être l’entrepôt de votre correspondance. Pour moi, je serais bien fâchée de renoncer directement à la vôtre ; le rôle que j’ai à jouer sur le théâtre de la chose publique me dispense d’avoir un sentiment, une opinion, ou du moins d’en entretenir les autres. Je ne puis pas m’empêcher de m’intéresser aux édits, surtout à ceux qui regardent les rentes viagères ; j’y avais converti tout mon bien, et M. l’abbé Terray m’apprend que j’ai assez vécu ; il dit à moi, et à tous ceux qui n’ont que de ces effets-là, et qui lui représentent qu’il faut bien qu’ils vivent : Qu’il n’en voit pas la nécessité. Vous vous souvenez que ce fut la réponse de M. d’Argenson à feu l’abbé Desfontaines.

D’ailleurs, je ne m’intéresse à rien, je ne blâme ni n’approuve ; je ne dis point, avec Pope, que tout ce qui est est bien ; mais je dirais avec un autre auteur : sottises de toutes parts.

Comment pouvez-vous croire que je cesse de vous aimer, vous qui êtes unique en votre espèce, que j’ai constamment et uniquement admiré ; vous qui m’avez toujours si bien traitée, et qui me traiterez encore bien à l’avenir, à ce que j’espère, en reprenant l’habitude de m’envoyer toutes vos productions, excepté celles qui regardent la chose publique, à laquelle je ne pense que pour faire des vœux pour qu’elle aille bien.

Je souffre de l’absence de mes parents ; on ne s’opposera point à ce que je leur rende une petite visite, j’en ferai demander la permission le mois prochain. Je ne puis pas m’éloigner de chez moi dans ce moment-ci, j’attends M. Horace Walpole ; madame sa sœur loge chez moi ; mais dès que l’un et l’autre seront retournés en Angleterre, je compte aller à Chanteloup. C’est un grand voyage pour quelqu’un de mon âge, mais l’amitié est la fontaine de Jouvence ; je ne désire de la santé et des forces que pour jouir du bonheur de vivre avec mes amis ; jugez quel plaisir j’aurais de vous revoir. Ne me parlez plus, mon cher Voltaire, sur le ton de votre dernière lettre ; ayez toute confiance en mon attachement, il durera autant que ma vie. Je voudrais bien que ce fût par delà, et que le paradis fût de retrouver ses amis, et d’être uni à eux pour toute l’éternité.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure ; 1865.