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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8344

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8344. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie
Ce 22 juillet-2 auguste 1771.

Monsieur, je ne saurais mieux répondre à vos deux lettres du 19 juin et 6 juillet qu’en vous mandant que Tamane et trois autres petites villes, savoir Temruk, Atchai, et Atchou, situées sur une grande île qui forme l’autre côté du détroit de la mer d’Azof, dans la mer Noire, se sont rendues à mes troupes dans les premiers jours de juillet. Cet exemple a été suivi par plus de deux cent mille Tartares qui demeurent sur les îles et sur la terre ferme.

L’amiral Séniavine, qui est sorti avec sa flottille du canal, a donné la chasse à quatorze bâtiments ennemis pour s’amuser ; un brouillard cependant les a sauvés de ses griffes.

N’est-il pas vrai que voilà bien des matériaux pour corriger les cartes géographiques ? On a entendu nommer, dans cette guerre, des endroits dont on n’avait jamais ouï le nom ci-devant, et que les géographes disaient déserts. N’est-il pas vrai aussi que je fais des conquêtes comme quatre ? Vous direz qu’il ne faut pas beaucoup d’esprit pour s’emparer de villes abandonnées. Voilà aussi peut-être la raison qui m’empêche d’être, comme vous dites, d’une fierté insupportable.

À propos de fierté, j’ai envie de vous faire sur ce point ma confession plénière. J’ai eu de grands succès durant cette guerre ; je m’en suis réjouie très-naturellement ; j’ai dit : La Russie sera bien connue par cette guerre ; on verra que cette nation est courageuse, infatigable, qu’elle possède des hommes d’un mérite éminent, et qui ont toutes les qualités qui forment les héros ; on verra qu’elle ne manque point de ressources, que ses ressources ne sont point usées ; mais qu’elle peut se défendre et faire la guerre avec aisance et vigueur lorsqu’elle est attaquée injustement.

Toute pleine de ces idées, je n’ai jamais fait réflexion à Catherine, qui, à quarante-deux ans, ne saurait croître ni de corps ni d’esprit, mais qui, par l’ordre naturel des choses, doit rester et restera comme elle est : par conséquent donc d’où la fierté lui viendrait-elle ? Ses affaires vont-elles bien, elle dit tant mieux ; si elles allaient moins bien, elle emploierait toutes ses facultés à les remettre dans la meilleure des lisières possibles selon son entendement.

Voilà mon ambition, et je n’en ai point d’autre ; ce que je vous dis est vrai, fiez-vous-y. J’irai plus loin : je vous dirai que, pour épargner le sang humain, je souhaite sincèrement la paix ; mais cette paix est très-éloignée encore, quoique les Turcs, par d’autres motifs, la souhaitent ardemment. Ces gens-là ne savent pas la faire.

Je désire également la pacification des querelles déraisonnables de la Pologne. J’ai affaire la à des têtes écervelées, dont chacune, au lieu de contribuer à la paix commune, bien au contraire y nuit par caprice et par légèreté. Mon ambassadeur a publié une déclaration qui devrait leur ouvrir les yeux, et les ramener à la raison s’ils en sont susceptibles ; mais il est à parier qu’ils laisseront venir les dernières extrémités avant que de se porter à choisir un parti sage et convenable. Les tourbillons de Descartes n’existèrent jamais qu’en Pologne. Là, chaque tête est un tourbillon qui tourne continuellement autour d’elle-même, et qui n’est arrêté quelquefois que par hasard, mais jamais par la raison ou le jugement.

Je n’ai point encore reçu ni vos Questions, ni vos montres de Ferney : je ne doute point que l’ouvrage de vos fabricants ne devienne parfait, puisqu’ils le font sous vos yeux. Je me flatte que le carillon qu’ils feront pour Sainte-Sophie, lorsque nous l’aurons, sera leur chef-d’œuvre ; seulement je ne voudrais pas qu’ils y plaçassent Constantin et sainte Hélène, sa mère, parce que, comme chef de l’Église grecque, je n’aimerais pas à voir des personnes comme celles-là occuper les mêmes places qu’on donne souvent aux coqs et aux coucous. Il est vrai que les uns y sont à peu près aussi déplacés que les autres, mais au moins ces derniers indiquent-ils l’heure, tandis que je ne sais pas trop ce qu’on pourrait prétendre des autres dans un carillon.

Ne grondez point vos colons de m’avoir envoyé un surplus de montres ; cette dépense ne me ruinera pas. Il serait bien malheureux pour moi si J’étais réduite à n’avoir pas, à point nommé, d’aussi petites sommes chaque fois qu’il me les faudra. Je vous prie de ne pas juger de mes finances d’après celles des États ruinés de l’Europe ; vous me feriez tort. Quoique nous avons la guerre depuis trois ans, nous bâtissons, et tout le reste va comme en pleine paix. Il y a deux ans qu’aucun nouvel impôt n’a été imposé ; la guerre présentement à son état fixé, une fois réglé, qui ne dérange en rien les autres parties. Si nous prenons encore un ou deux Kaffa, la guerre est payée.

Je serai contente de moi chaque fois que j’aurai votre approbation. J’ai aussi relu mon Instruction pour le code, il y a quelques semaines, parce que je croyais alors la paix plus proche qu’elle ne l’est, et j’ai trouvé que j’avais raison en l’écrivant. J’avoue que le code, pour lequel beaucoup de matériaux se préparent, et d’autres le sont déjà, me donnera encore bien de la tablature avant qu’il parvienne au degré de perfection où je souhaite de le voir ; mais n’importe, il faut qu’il soit fait.

Quoique Taganrog ait la mer au midi et des montagnes au nord, cependant vos projets sur cette place ne pourront avoir lieu avant que la paix n’ait assuré ses environs contre toute appréhension du côté de la terre et de la mer : car, jusqu’à la prise de la Crimée, c’était la première place frontière vis-a-vis des Tartares. Peut-être m’amènera-t-on ici dans peu le kan de Crimée en personne. Dans ce moment j’apprends qu’il n’a pas passé la mer avec les Turcs, mais qu’il erre encore dans les montagnes de la Crimée avec une très-petite suite, à peu près comme le prétendant en Écosse après la défaite de Culloden. S’il me vient, nous travaillerons à le dégourdir cet hiver ; et pour me venger de lui, je le ferai danser, et il ira à la comédie française.

Adieu, monsieur ; continuez-moi votre amitié, et soyez assuré des sentiments que j’ai pour vous.

J’allais fermer cette lettre lorsque je reçois la vôtre du 10 juillet, dans laquelle vous me mandez l’aventure arrivée à mon Instruction en France. Je savais cette anecdote, mais avec l’appendice que c’était par l’ordre du duc de Choiseul, en conséquence de la haine passionnée qu’il mettait dans tout ce qui me regardait de loin ou de près. J’avoue que j’en ai ri quand je l’ai lu dans toutes les gazettes, et j’ai trouvé que j’étais assez vengée.

L’incendie arrivé à Saint-Pétersbourg a consumé en tout cent quarante maisons, selon les rapports de la police, parmi lesquelles il y en avait une vingtaine bâties en pierres ; tout le reste n’était que des baraques de bois mal bâties. Le grand vent avait porté les tisons dans différents endroits à la fois, ce qui renouvela l’incendie le lendemain, et lui donna un air surnaturel ; mais il n’est pas douteux que le vent et la grande chaleur ont causé tout le mal, qui sera bientôt réparé. Car chez nous on construit avec plus de célérité que dans aucun pays de l’Europe. L’année 1762, il y eut un incendie deux fois aussi considérable, qui consuma un grand quartier bâti en bois, qui fut reconstruit en bâtiments de briques en moins de deux à trois ans.


  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 130.