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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8354

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8354. DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
14-25 auguste 1771.

Monsieur, je vois par le contenu de votre lettre du 30 juillet qu’alors vous n’aviez point encore reçu mes lettres, qui vous annonçaient la soumission de toute la Crimée. Elle a fait son accord avec le prince Dolgorouki. Aujourd’hui même, j’ai reçu un courrier par lequel on m’annonce que les ambassadeurs tartares sont en chemin pour me demander la confirmation du kan qu’ils ont élu à la place de Selime-Ghirey, qu’ils ont trouvé trop attaché intérieurement aux Turcs, parce qu’il avait des possessions personnelles en Roumélie. Ils lui ont persuadé de s’en aller, et lui ont fourni à cet effet quelques esquifs. Je m’en vais donc faire distribuer des sabres, des aigrettes, des kaftans, et j’aurai un faux air de Moustapha.

Ces Tartares ont fait plus de la moitié du chemin pour secouer l’oppression ottomane ; d’ailleurs, nous n’en aurions pas eu aussi bon marché. Je défierais à présent Oreste de voler une seule statue en Crimée, parce qu’il n’y a pas l’ombre des beaux-arts chez ces gens-là ; mais sa postérité n’en a pas moins conservé le goût de prendre ce qui n’est pas à eux.

Laissez faire sultan Ali-bey : vous verrez qu’il deviendra joli garçon, après avoir pris le 6 de juin Damas. Si votre chère Grèce, qui ne sait que faire des vœux, agissait avec autant de vigueur que ce seigneur-là, bientôt le théâtre d’Athènes ne serait plus potager, ni le Lycée écuries[2]. Mais si cette guerre continue, mon jardin de Tsarskoé-Selo ressemblera à un jeu de quilles, car à chaque action d’éclat j’y fais élever quelque monument. La bataille du Kagoul, où dix-sept mille hommes en battirent cent cinquante mille, y a produit un obélisque avec une inscription qui ne contient que le fait et le nom du général ; la bataille de Tschesmé a fait naître dans une très-grande pièce d’eau une colonne rostrale ; la prise de la Crimée y sera perpétuée par une grosse colonne ; la descente dans la Morée, par une autre.

Tout cela est fait des plus beaux marbres qu’on puisse voir, et que les Italiens même admirent. Ces marbres se trouvent les uns dans les rives du lac Ladoga, les autres à Caterinenbourg, en Sibérie, et nous les employons comme vous voyez : il y en a presque de toutes couleurs.

Outre cela, derrière mon jardin, dans un bois, j’ai imaginé de faire bâtir un temple de Mémoire pour la guerre présente, où tous les faits importants (et il n’y en a pas peu, nous en sommes au 64e numéro) seront gravés-sur des médaillons et des inscriptions en langue du pays, très-simples et courtes, avec la date et le nom de ceux qui les ont effectués. J’ai un excellent architecte italien qui fait à présent le plan de ce bâtiment, qui sera, j’espère, beau et de bon goût, et fera l’histoire de cette guerre. Cette idée m’amuse beaucoup, je crois que vous ne la trouverez point déplacée.

Jusqu’à ce que je sache que la promenade sur le Scamandre, que vous me proposez, soit plus agréable que celle de la belle Néva, vous voudrez bien que je préfère cette dernière. Je m’en trouve si bien ! Je renonce aussi à la réédification de Troie, parce que j’ai encore à rétablir à Pétersbourg tout un faubourg, qu’un incendie a ruiné ce printemps.

Je vous prie, monsieur, d’être bien persuadé de ma sensibilité pour toutes les choses obligeantes et heureuses que vous me dites : rien ne me fait plus de plaisir que les marques de votre amitié. Je regrette de ne pouvoir être sorcière, j’emploierais mon art à vous rendre la vue et la santé.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 145.
  2. Voyez lettre 8342.