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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8379

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Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 519-520).
8379. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 2 octobre.

Seigneur Moustapha, je demande pardon à Votre Hautesse du dernier compliment que je vous ai fait sur votre flotte[1], prétendue brûlée par ces braves Orlof ; ce qui est vraisemblable n’est pas toujours vrai. On m’avait mal informé, mais vous avez encore de plus fausses idées que je n’ai de fausses nouvelles.

Vous vous êtes plus lourdement trompé que moi, quand vous avez commencé cette guerre contre ma belle impératrice. Vous êtes bien payé d’avoir été un ignorant qui, du fond de votre sérail, ne saviez point à qui vous aviez affaire ! Plus vous étiez ignorant, et plus vous étiez orgueilleux. C’est une grande leçon pour tous les rois. Il y a près de trois ans que je vous prédis malheur. Mes prédictions se sont accomplies ; et quant à votre flotte brûlée, ce qui est différé n’est pas perdu. Comptez sur MM. les comtes Orlof.

D’ailleurs il est bien plus agréable de vous prendre la Crimée que de vous brûler quelques vaisseaux. Ne soyez plus si glorieux, mon bon Moustapha. Il est vrai que mon impératrice vous donne une place dans son temple de mémoire ; mais vous y serez placé comme les rois vaincus l’étaient au Capitole.

On m’écrit que vous entendez enfin raison, et que vous demandez la paix. Je ne sais si vous êtes assez raisonnable pour faire cette démarche, et si on m’a trompé sur cette affaire comme sur votre flotte.

J’ignore encore s’il est vrai que vos troupes aient battu mon cher ami Ali-bey en Syrie. J’ai peur que ce petit succès ne vous enivre ; mais, prenez-y garde, les Russes ne ressemblent pas aux Égyptiens ; ils vous donnent sur les oreilles depuis trois ans, et vous les frotteront encore si vous persistez à ne pas demander pardon à l’auguste Catherine. J’ai été très-fâché que vous l’ayez forcée d’interrompre son beau code de lois pour vous battre. Elle aurait mieux aimé être Thémis que Bellone ; mais, grâce à vous, elle est montée au temple de la gloire par tous les chemins. Restez dans votre temple de l’orgueil et de l’oisiveté, et croyez que je serai toujours tout à vous.

L’Ermite de Ferney.

Je prends la liberté d’envoyer ma lettre à Sa Majesté impériale de Russie, qui ne manquera pas de vous la faire rendre.

  1. Voyez lettre 8370.