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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8396

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Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 535-536).
8396. — À CATHERINE II,
imperatrice de russie.
À Ferney, 2 novembre.

Madame, j’aime toujours mieux prendre la liberté d’écrire à mon héroïne qu’à Moustapha, qui n’est point du tout mon héros. J’aurais, à la vérité, beaucoup de plaisir à lui rire au nez sur la belle reprise de Giurgi, ou Giorgiova, et sur la défaite totale de ce terrible Oginski.

J’ai bien peur qu’on n’ait trouvé quelques-uns de nos Welches parmi leurs prisonniers : Que diable allaient-ils faire dans cette galère[1] ?

Apparemment que Votre Majesté impériale avait donné le mot à mon cher Ali-bey, pour qu’il reprit Damas et la sainte Jérusalem, pendant que Votre Majesté reprendrait Giorgiova. Si cette aventure de Damas est vraie, je n’ai plus d’inquiétude que pour le sérail de mon cher Moustapha. On me flatte que M. le comte Alexis Orlof est maître de Négrepont ; cela me donne des espérances pour Athènes, à laquelle je suis toujours attaché en faveur de Sophocle, d’Euripide, de Ménandre, et du vieil Anacréon mon confrère, quoique les Athéniens soient devenus les plus pauvres poltrons du continent. Mais d’où vient que Raguse, l’ancienne Épidaure (à ce qu’on dit), laquelle appartint si longtemps à l’empire d’Orient, c’est-à-dire au vôtre, se met-elle sous la protection de l’empire d’Occident ? Y a-t-il donc d’autre protection à présent que celle de mon héroïne ? Que font les savii grandi de Venise ? Pourquoi ne reprennent-ils pas le royaume de Minos, pendant que les braves Orlof prennent le royaume de Philoctète ? C’est qu’il n’y a actuellement rien de grand dans l’Europe que mon auguste Catherine II, à qui j’ai voué mes derniers soupirs.

J’étais bien malade ; la nouvelle de Giorgiova m’a ressuscité pour quelque temps, et je respire encore avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance pour Votre Majesté impériale.

Le vieux Malade de Ferney.

  1. Fourberies de Scapin, acte II, scène iii.