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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8408

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Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 544-546).
8108. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 18 novembre.

Madame, je vois par la lettre dont Votre Majesté impériale m’honore du 6 octobre, vieux style, que vous êtes née pour instruire les hommes autant que pour les gouverner.

La populace sera difficilement instruite ; mais tous ceux qui auront reçu une éducation seulement tolérable profiteront de plus en plus des lumières que vous répandez. Il est triste que l’archevêque de Moscou ait été le martyr de la bonne Vierge ; les barbares imbéciles, superstitieux, et ivrognes, qui l’ont tué méritent sans doute un châtiment qui fasse impression sur ces têtes de buffles. Je suis persuadé que, depuis la mort du fils de la sainte Vierge, il n’y a presque point eu de jour où quelqu’un n’ait été assassiné à son occasion ; et à l’égard des assassins en front de bandière, dont le fils et la mère ont été le prétexte, ils sont en grand nombre et trop connus. Le meurtre de l’archevêque est bien punissable ; je trouve celui du chevalier de La Barre plus horrible, parce qu’il a été commis de sang-froid par des hommes qui devaient avoir du sens commun et de l’humanité.

Je rends grâces à la nature de ce que la maladie épidémique de Moscou n’est point la peste. Ce mot effrayait nos pays méridionaux. Chacun débitait des comtes funestes. Les mensonges imprimés qui courent tous les jours sur votre empire font bien voir comment l’histoire était écrite autrefois. Si le roi d’Égypte avait perdu une douzaine de chevaux, on disait que l’Ange exterminateur était venu tuer tous les quadrupèdes du pays[1].

M. le grand maître Orlof est un ange consolateur, il a fait une action héroïque. Je conçois qu’elle a dû bien émouvoir votre cœur, partagé entre la crainte et l’admiration ; mais vous devez être moins surprise qu’une autre : les grandes actions sont de votre compétence. Je remercie Votre Majesté impériale de tout ce qu’elle daigne m’apprendre sur la Sibérie méridionale ; elle m’en dit plus en six lignes que l’abbé Chappe dans un in-folio[2]. Si vous le permettez, cela entrera dans un supplément[3] aux Questions, qu’on prépare à présent au mont Krapack. J’avoue que je suis fort étonné des squelettes d’éléphants trouvés dans le nord de la Sibérie. Je crois difficilement à l’ivoire fossile, et j’ai aussi beaucoup de peine à croire à de véritables dents d’éléphants enterrés trente pieds sous les glaces ; mais je crois la nature capable de tout, et il se pourrait bien faire (en expliquant les choses respectueusement) que l’Adam des Hébreux, connu jadis d’eux seuls, fût de très-fraîche date six mille ans sont en effet bien peu de chose.

Votre Majesté, qui m’a déjà donné tant de marques de bonté, veut m’envoyer quelques productions de la Sibérie. J’oserais lui demander de la graine de ces beaux cèdres, qui n’ont pas de peine à surpasser ceux du Liban, car le Liban n’en a presque plus ; je les planterais dans mon ermitage, où il fait quelquefois presque aussi froid qu’en Sibérie. Je sais bien que je ne les verrai pas croître ; mais la postérité les verra, et elle dira : Voilà les bienfaits de celle qui érigea le temple de Mémoire.

Les artistes de Ferney ont reçu l’argent que Votre Majesté a eu la bonté de leur envoyer. Ils sont à vos pieds comme moi. Je ne me souvenais pas de vous avoir parlé d’une pendule ; mais si vous en voulez, vous en aurez incessamment : Votre Majesté n’aurait qu’à fixer le prix, je lui réponds qu’elle serait bien servie, et à bon compte. Ce n’est peut-être pas le temps de proposer un commerce de pendules et de montres avec la Chine ; mais votre universalité fait tout à la fois. C’est là, selon mon avis, la vraie grandeur, la vraie puissance.

Les Genevois ont bien établi un petit commerce de montres à Kanton ; Votre Majesté pourrait en établir un dans l’endroit où les Russes commercent avec les Chinois. Un homme de confiance pourrait envoyer de Pétersbourg à Ferney les ordres auxquels on se conformerait ; mais j’ai bien peur que ce plan ne tienne un peu de la proposition des chars de guerre de Cyrus. Vous avez très-bien battu les Turcs sans le concoure de ces beaux chars de guerre à la nouvelle mode.

Je me flatte qu’à présent le comte Alexis Orlof leur a pris le Négrepont sans aucun char : il ne vous faut que des chars de triomphe. Je me mets de loin derrière eux, et je crie Io trionfo d’une voix très-faible et très-cassée, mais qui part d’un cœur pénétré de tout ce que Votre Majesté impériale peut inspirer à l’ermite, etc.

  1. Exode, ix, 6.
  2. L’édition originale du Voyage de Chappe n’est point in-folio, mais in-4° ; voyez lettre 8187.
  3. Le Supplément aux Questions sur l’Encyclopédie, imprimé dans le neuvième volume des Questions, contient cinquante-cinq articles (qui, dans les éditions suivantes, ont été placés à leur rang alphabétique). Dans aucun d’eux il n’est question ni de la Sibérie méridionale, ni de l’abbé Chappe, ni des squelettes d’éléphants.