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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8187

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8187. — DE CATHERINE II,
impératrice de russie[1].
Saint-Pétersbourg, 12-23 janvier 1771.

Monsieur, si vous vous trouvez malheureux dès que Moustapha n’est pas battu coup sur coup, les mois d’hiver ne peuvent que vous donner de l’humeur. Cependant j’ai reçu la nouvelle consolante que Krayova en Valachie a été occupée par mes troupes.

Il me semble que vous devriez être content de l’année 1770, et qu’il n’y a pas encore de quoi coqueter avec le roi de la Chine, mon voisin, à qui, malgré ses vers et votre passion naissante (n’allez pas vous en fâcher), je dispute à peu près le sens commun. Vous direz que c’est jalousie toute pure de ma part ; point du tout je ne troquerai point mon nez à la romaine contre sa face large et plate ; je n’ai aucune prétention à sa capacité de faire de mauvais vers je n’aime à lire que les vôtres.

L’épître à mon rival[2] est charmante ; j’en ai d’abord fait part au prince Henri de Prusse, à qui elle a fait un égal plaisir. Mais si le destin a voulu que près de vous j’aie un rival, au nom de la Vierge, que ce ne soit point ce roi de la Chine, contre qui j’ai une dent. Prenez plutôt M. Ali, roi d’Égypte, qui est tolérant, juste, affable, humain. Il est parfois un peu pillard, mais il faut pardonner quelque défaut à son prochain. Les lampes d’or de la Mecque l’ont tenté : eh bien ! il saura en faire un bon usage. La besogne en reviendra à Moustapha gazi[3], qui ne sait faire ni la paix ni la guerre.

Vous direz peut-être que je cherche à gêner vos goûts, que cela n’est point équitable : je ne prétends point vous gêner, je vous présente seulement une pétition ou remontrance en faveur d’Ali d’Égypte, contre le nez camus et les mauvais vers de mon sot voisin, avec lequel je n’ai plus de démêlés, Dieu merci.

J’ai reçu vos livres[4], que je dévore, et pour lesquels je vous suis bien redevable, de même que pour la page 17[5]. Je serais au désespoir si cela faisait du tort à l’auteur dans sa patrie. Le seigneur qui m’avait prise en grippe[6] n’a plus de voix au chapitre ; peut-être ses successeurs distingueront-ils les affaires d’avec les passions ; du moins, pour le bien du bon sens, faut-il l’espérer. Je vous prie instamment de me faire tenir la suite de cette Encyclopédie, lorsqu’elle paraîtra.

Dites-moi, je vous prie, si vous avez reçu la volumineuse description de la petite fête que j’ai donnée au prince de Prusse[7]. Il y a cinq jours qu’il nous a quittés ; il parut se plaire ici plus que l’abbé Chappe[8], qui, courant la poste dans un traîneau bien fermé, a tout vu en Russie.

Après les informations les plus exactes sur la requête de vos Genevois, j’ai trouvé que M. Tchoglokof a beaucoup de dettes, et que tout son bien est dissipé.

Pour ce qui regarde la manufacture des montres de Ferney, je vous ai déjà écrit de nous envoyer des montres de toute espèce, pour quelques milliers de roubles : je les prendrai toutes.

Le roi de Prusse a beau dire[9], Ali-bey est maître souverain de l’Égypte. Si je vais à Stamboul, je le ferai venir, afin que vous le puissiez voir de vos yeux. Et comme je ne doute point que vous ne me fassiez le plaisir d’accepter la place de patriarche, vous aurez la consolation d’administrer à Ali-bey le baptême par immersion, et par conséquent vous voudrez bien jusque-là ne point mourir de douleur de ce que je ne suis pas encore à Constantinople. Quelle est la pièce qui finit avant le troisième acte ? et quel est le roman qui abandonne son héros à moitié chemin, au bord d’une rivière ?

  1. Collection de Documents, Mémoires, Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 65.
  2. L’Épître au roi de la Chine, tome X, page 412.
  3. Gazi, en turc, signifie vainqueur.
  4. Les trois premiers volumes des Questions sur l’Encyclopédie.
  5. Voyez tome XVII, page 14.
  6. Le duc de Choiseul.
  7. Le prince Henri.
  8. L’abbé Chappe est auteur d’un Voyage en Sibérie, 1768, deux tomes en trois volumes in-4° et un atlas in-folio. Il parut un Antidote ou Examen du mauvais livre, magnifiquement imprimé, intitulé Voyage en Sibérie ; première partie, Saint-Pétersbourg, 1770, in-8° ; première et seconde parties, Amsterdam, 1771 et 1772, un volume in-8°. On attribue cet Antidote à Catherine II et au comte Schouvalow, mais il est aussi attribué à la princesse Daschkof ou d’Aschkof ; et si cette dame n’y a pas eu part, il paraît constant, par la lettre 8314, qu’au moins elle passait pour l’auteur. Il se peut que cette princesse, qui était très-liée avec Catherine, et qui avait pris part à la révolution de 1762, consentit à servir de masque à l’impératrice.
  9. Voyez lettre 8139.