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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8448

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Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 578-579).
8448. — À M. PERRET[1],
avocat au parlement de dijon.
À Ferney, le 28 décembre.

Je vous remercie, monsieur, de nous avoir fait connaître nos usages barbares. J’ai lu ce qui regarde l’esclavage de la mainmorte, avec d’autant plus d’attention et d’intérêt que j’ai travaillé quelque temps en faveur de ceux qu’on appelle Francs, et qui sont esclaves, et même esclaves de moines. Saint Pacôme et saint Hilarion ne s’attendaient pas qu’un jour leurs successeurs auraient plus de serfs de mainmorte que n’en eut Attila ou Genseric. Nos moines disent qu’ils ont succédé aux droits des conquérants, et que leurs vassaux ont succédé aux peuples conquis. Le procès est actuellement au conseil. Nous le perdrons, sans doute tant les vieilles coutumes ont de force, et tant les saints ont de vertu !

On rit du péché originel, on a tort. Tout le monde a son péché originel. Le péché de ces pauvres serfs, au nombre de plus de cent mille dans le royaume, est que leurs pères, laboureurs gaulois, ne tuèrent pas le petit nombre de barbares visigoths, ou bourguignons, ou francs, qui vinrent les tuer et les voler. S’ils s’étaient défendus comme les Romains contre les Cimbres, il n’y aurait pas aujourd’hui de procès pour la mainmorte. Ceux qui jouissent de ce beau droit assurent qu’il est de droit divin ; je le crois comme eux, car assurément il n’est pas humain. Je vous avoue, monsieur, que j’y renonce de tout mon cœur ; je ne veux ni mainmorte, ni échute, dans le petit coin de terre que j’habite ; je ne veux ni être serf ni avoir des serfs. J’aime fort l’édit de Henri II, adopté par le parlement de Paris : pourquoi n’est-il pas reçu dans tous les autres parlements ? Presque toute notre ancienne jurisprudence est ridicule, barbare, contradictoire. Ce qui est vrai en deçà de mon ruisseau est faux au delà[2]. Toutes nos coutumes ne sont bonnes qu’à jeter au feu. Il n’y a qu’une loi et qu’une mesure en Angleterre.

Vous citez l’Esprit des lois. Hélas ! il n’a remédié et ne remédiera jamais à rien. Ce n’est pas parce qu’il cite faux trop souvent, ce n’est pas parce qu’il songe presque toujours à montrer de l’esprit, c’est parce qu’il n’y a qu’un roi qui puisse faire un bon livre sur les lois, en les changeant toutes. Agréez, monsieur, mes remerciements, etc.

  1. Claude Perret, né à Verdun-sur-Doubs en 1720, mort à Dijon le 9 août 1788, avait publié des Observations sur les usages des provinces de Bresse, Bugey, Valmorey et Gex, 1771, in-4°.
  2. Voltaire est revenu souvent sur cette idée ; voyez tome XXIII, page 195 ; XXVI, 444 ; XXXVI, 82. C’est la pensée de Pascal : « Plaisante justice qu’une rivière ou une montagne borne. Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà. »