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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8582

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 134-137).
8582. — À M. L’ABBÉ MIGNOT.
15 juillet.

Je suis toujours étonné qu’un maréchal de camp, âgé de quarante-cinq ans, fasse à des inconnus pour cent mille écus de billets à ordre sans en avoir reçu la valeur.

D’un autre côté, la friponnerie des Du Jonquay me paraît évidente ; et il faut bien qu’elle soit vraie, puisqu’ils l’ont avouée chez un commissaire qui ne les violentait pas.

Les treize voyages me paraissent absurdes. Probablement les faux témoins ont espéré partager le profit. Ils ont eu le temps de se préparer ; il sera très-difficile de les convaincre de faux. Les billets de M. de Morangiés parlent contre lui, et le public me semble parler plus haut qu’eux.


M. de Morangiés me paraît coupable d’avoir très-mal conduit ses affaires, d’avoir ajouté de nouvelles dettes à celles de sa famille, pour lesquelles il s’était accommodé avec ses créanciers, et leur avait abandonné une partie de son bien ; de s’être livré continuellement à des usurières, à des prêteuses sur gages ; d’avoir été en commerce de lettres avec elles ; de s’être fait illusion jusqu’à croire qu’on lui prêterait cent mille écus sur ses billets, et qu’il payerait ensuite ces cent mille écus comme il voudrait ; enfin d’avoir poussé l’avilissement jusqu’à aller emprunter dans un galetas douze cents francs d’un misérable qui le flattait de lui faire toucher trois cent mille livres sur ses billets.

C’est dans cette confiance absurde qu’il signa un des billets que lui présenta Du Jonquay, et qu’il mit au bas la valeur de ces mots : « Je donnerai mon reçu quand on m’aura apporté l’argent. » C’est dans l’avide espérance de recevoir cet argent qu’il accepta misérablement un prêt de douze cents francs de celui qui le faisait tomber dans le piège, et qu’il signa ses billets au profit de la Véron, que Du Jonquay lui disait être une associée de la compagnie des prêteurs. Cette Véron était absolument inconnue à M. de Morangiés, à ce qu’il me mande.

Il est probable que cet officier ayant approuvé le plan du prêt que Du Jonquay lui proposait pour le tromper, il eut la faiblesse de signer les billets de cent mille écus, dans la confiance qu’un jeune homme, logé à un troisième étage, ne pourrait pas concevoir seulement l’audace de détourner ces cent mille écus à son profit. Cela est extrêmement imprudent, mais cela est possible. C’est un homme qui croit voir une issue pour sortir de l’abîme ; il s’y jette sans réfléchir.

Il me semble impossible que le comte de Morangiés ait conçu le dessein de voler cent mille écus à une famille du peuple, et celui de la faire pendre pour lui avoir prêté cet argent. Ce projet serait évidemment absurde et impraticable. Si M. de Morangiés avait imaginé un pareil crime, il aurait refusé son billet après avoir reçu l’or que M. Du Jonquay prétend lui avoir apporté ; il lui aurait du moins volé le premier envoi, qui était de mille louis d’or ; en un mot, on ne fait point un billet de cent mille écus pour les voler, et pour faire pendre celui qui les prête.

Toutes les présomptions sont donc contre les gens du troisième étage. C’est un brétailleur, c’est un cocher, c’est une prêteuse sur gages ; c’est un homme qui, de laquais, s’est fait tapissier, rat-de-cave, et solliciteur de procès ; c’est un avocat rayé du tableau : ce ne sont pas là des preuves, mais ce sont des probabilités ; et si l’on peut arracher la vérité par les interrogatoires ; si les témoins, bien avertis de leurs dangers, sont fermes et uniformes dans leurs dépositions, ce ne sera qu’à des probabilités que l’on pourra recourir.

Mais qu’est-ce que des probabilités contre des billets payables à ordre ? Il n’est pas probable, sans doute, que la veuve Véron ait eu cent mille écus ; et, par comble d’impertinence, son testament en porte cinq cent mille.

Tout est marqué à mes yeux, dans cette affaire, au sceau de la friponnerie, et tout le tissu de cette friponnerie est romanesque mais les adversaires du comte de Morangiés sont au nombre de sept ou huit, qui ameutent le peuple, et qui sont tous intéressés à faire illusion aux juges. M. de Morangiés est seul ; il a contre lui ses dettes, sa malheureuse réputation de vouloir faire plus de dépense qu’il ne peut, ses liaisons avilissantes avec des courtières, des prêteuses sur gages, des marchands. Ainsi, plus il est homme de qualité, moins la faveur publique est pour lui ; mais la justice ne connaît point cette faveur ; il faut juger le fait, et le fait consiste à savoir : 1° s’il est vraisemblable qu’une femme qui demeurait dans un logis de deux cent cinquante livres ait reçu un fidéicommis de deux cent soixante mille livres et de vaisselle d’argent de la part de son mari mort, lequel, en son vivant, n’était qu’un vil courtier ; 2° s’il est possible que maître Gillet, notaire, ait fait de ces deux cent soixante mille livres une somme de cent mille écus, et l’ait rendue à la Véron en 1760, tandis qu’il était mort en 1755 ; 3° comment la Véron, dans son testament, articule-t-elle cinq cent mille livres, lorsqu’elle dit n’en avoir que trois cent mille, et lorsque, par sa manière de vivre, elle paraît n’avoir presque rien ? 4° comment cette femme, au lieu de prêter cent mille écus chez elle à l’emprunteur, qui serait venu les recevoir à genoux, envoie-t-elle son fils en coureur faire cinq lieues à pied, pour porter, en treize voyages, une somme qu’on pourrait si aisément donner en un seul ? 5° pourquoi Du Jonquay et sa mère ont-ils avoué librement, devant un commissaire, qu’ils étaient des fripons, s’ils étaient d’honnêtes gens ?

Enfin de quel côté la raison doit-elle faire pencher sa balance, en attendant que la justice paraisse avec la sienne ?

Pardon, mon très-juste et très-éclairé doyen, de tant de verbiage ; mais l’affaire en vaut la peine.

Je vous demande en grâce de faire voir ce petit croquis à M. de Combault. Nous parlerons de cette affaire à Ferney, avec votre ami M. Le Vasseur. Je conçois que vos travaux sont bien pénibles, mais ils sont bien respectables : car, après tout, vous passez votre vie à chercher la vérité et à la trouver.

Nous vous embrassons tous bien tendrement, et nous vous attendons avec impatience.