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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8588

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8588. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 31 juillet.

Madame, il y a bien longtemps que je n’ai osé importuner Votre Majesté impériale de mes inutiles lettres. J’ai présumé que vous étiez dans le commerce le plus vif avec Moustapha et les confédérés de Pologne. Vous les rangez tous à leur devoir, et ils doivent vous remercier tous de leur donner, à quelque prix que ce soit, la paix dont ils avaient très-grand besoin.

Votre Majesté a peut-être cru que je la boudais, parce qu’elle n’a pas fait le voyage de Stamboul et d’Athènes comme je l’espérais. J’en suis affligé, il est vrai ; mais je ne peux être fâché contre vous, et d’ailleurs si Votre Majesté ne va pas sur le Bosphore, elle ira du moins faire un tour vers la Vistule. Quelque chose qui arrive, Moustapha a toujours le mérite d’avoir contribué pour sa part à votre grandeur, s’il vous a empêchée de continuer votre beau code ; et Pallas la guerrière, après l’avoir bien battu, va redevenir Minerve la législatrice.

Il n’y a plus que ce pauvre Ali-bey qui soit à plaindre ; on le dit battu et en fuite : c’est dommage. Je le croyais paisible possesseur du beau pays où l’on adorait autrefois les chats et les chiens mais, comme vous êtes plus voisine de la Prusse que de l’Égypte, je pense que vous vous consolez du petit malheur arrivé à mon cher Ali-bey. Je présume aussi que Votre Majesté n’a point fait faire le voyage de Sibérie à nos étourdis de Français qui ont été en Pologne, où ils n’avaient que faire. Puisqu’ils aimaient à voyager, il fallait qu’ils vinssent vous admirer à Pétersbourg : cela eût été plus sensé, plus décent, et beaucoup plus agréable. Pour moi, c’est ainsi que j’en userais si je n’étais pas octogénaire. J’estime fort Notre-Dame de Czenstokova ; mais j’aurais donné dans mon pèlerinage la préférence à Notre-Dame de Pétersbourg. Je n’ai plus qu’un souffle de vie, je l’emploierai à vous invoquer, en mourant, comme ma sainte, et la plus sainte assurément que le Nord ait jamais portée.

Le vieux malade de Ferney se met à vos pieds avec le plus profond respect et une reconnaissance qui ne finira qu’avec sa vie.