Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8656
Je ne sais, mon très-cher confrère, ce que j’aime le mieux de votre prose ou de vos vers. Votre ode m’immortalisera, et votre lettre fait ma consolation. Je n’ai qu’un chagrin, mais il est violent, et je vous le confie.
On s’est imaginé que j’avais manqué à des personnes très-considérables[1], parce que j’avais trouvé la conduite de monsieur le chancelier très-ferme et très-juste, parce que j’avais dit hautement que l’obstination d’entacher M. le duc d’Aiguillon[2] était un ridicule énorme, parce qu’enfin je ne pouvais voir qu’avec horreur ceux que M. Beccaria appelle dans ses lettres les assassins du chevalier de La Barre.
Je n’ai prétendu, en tout cela, être d’aucun parti ; et c’est même ce qui m’a déterminé à faire la petite plaisanterie des Cabales[3]. Mais, plus je me suis moqué de toutes les cabales, moins on me doit accuser d’en être. Les chefs de ma faction sont Horace, Virgile et Cicéron. Je prends surtout parti contre les vers allobroges dont nous sommes inondés depuis si longtemps. Je ris de Fréron et de Clément, mais je n’entre point dans les querelles de la cour ; j’ignore s’il y en a. C’est la plus horrible injustice du monde de m’avoir soupçonné d’abandonner des personnes à qui j’ai mille obligations : cette idée me fâche. Le soupçon d’ingratitude me fait plus de peine que la chute des Lois de Minos ne m’en fera.
C’est contre ces Lois qu’il y aura une belle cabale, et je m’en moque. J’ai fait cette pièce pour avoir occasion d’y mettre des notes qui vous réjouiront.
Je reviens à vos vers, mon cher ami ; ils sont trop beaux pour moi. Je fais ce que je puis pour oublier que c’est de moi dont vous parlez, et alors je les trouve plus admirables, et j’admire votre courage autant que votre poésie. Mais quand verrons-nous les Incas[4] ? quand ferai-je un petit voyage au Pérou ? On dit que cette fois-ci vous ne mettez point votre nom à votre ouvrage, que vous ne voulez plus vous battre avec Coge pecus[5] et avec Ribaudier[6]. J’y perds une occasion de rire à leurs dépens ; mais je me consolerai très-aisément si vous n’avez point de tracasseries.
Je me mets aux pieds de la grande prêtresse de votre temple[7] ; je vous assure qu’un jour cette petite orgie sera une grande époque dans l’histoire de la littérature. Si je pouvais faire un voyage, ce serait celui de la rue du Bac. Je ne viendrais à Paris que pour voir quatre ou cinq amis, la statue d’Henri IV, et m’en retourner.
Mme Denis vous fait mille tendres compliments, et je vous aime comme je le dois.