Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8679
Sire, hier il arriva dans mon ermitage une caisse royale[1], et ce matin j’ai pris mon café à la crème dans une tasse telle qu’on n’en fait point chez votre confrère kien-long, l’empereur de la Chine : le plateau est de la plus grande beauté. Je savais bien que Frédéric le Grand était meilleur poëte que le bon kien-long, mais j’ignorais qu’il s’amusât à faire fabriquer dans Berlin de la porcelaine très-supérieure à celles de Kieng-tsin, de Dresde, et de Sèvres ; il faut donc que cet homme étonnant éclipse tous ses rivaux dans tout ce qu’il entreprend. Cependant je lui avouerai que parmi ceux qui étaient chez moi à l’ouverture de la caisse, il se trouva des critiques qui n’approuvèrent pas la couronne de laurier qui entoure la lyre d’Apollon, sur le couvercle admirable de la plus jolie écuelle du monde ; ils disaient : « Comment se peut-il faire qu’un grand homme, qui est si connu pour mépriser le faste et la fausse gloire, s’avise de faire mettre ses armes sur le couvercle d’une écuelle ! » Je leur dis : « Il faut que ce soit une fantaisie de l’ouvrier ; les rois laissent tout faire au caprice des artistes. Louis XIV n’ordonna point qu’on mit des esclaves aux pieds de sa statue ; il n’exigea point que le maréchal de La Feuillade fit graver la fameuse inscription : À l’homme immortel ; et lorsqu’à plus juste titre on verra en cent endroits : Frederico immortali, on saura bien que ce n’est pas Frédéric le Grand qui a imaginé cette devise, et qu’il a laissé dire le monde. »
Il y a aussi un Amphion porté par un dauphin. Je sais bien qu’autrefois un dauphin, qui sans doute aimait la poésie, sauva Amphion de la mer, où ses envieux voulaient le noyer.
Enfin c’est donc dans le Nord que tous les arts fleurissent aujourd’hui ! C’est là qu’on fait les plus belles écuelles de porcelaine, qu’on partage des provinces d’un trait de plume, qu’on dissipe des confédérations et des sénats en deux jours, et qu’on se moque surtout très-plaisamment des confédérés et de leur Notre-Dame.
Sire, nous autres Welches, nous avons aussi notre mérite ; des opéras-comiques qui font oublier Molière, des marionnettes qui font tomber Racine, ainsi que des financiers plus sages que Colbert, et des généraux dont les Turenne n’approchent pas.
Tout ce qui me fâche, c’est qu’on dit que vous avez fait renouer ces conférences entre Moustapha et mon impératrice ; j’aimerais mieux que vous l’aidassiez à chasser du Bosphore ces vilains Turcs, ces ennemis des beaux-arts, ces éteignoirs de la belle Grèce. Vous pourriez encore vous accommoder, chemin faisant, de quelque province pour vous arrondir. Car enfin il faut bien s’amuser ; on ne peut pas toujours lire, philosopher, faire des vers et de la musique.
Je me mets aux pieds de Votre Majesté avec tout le respect et l’admiration qu’elle inspire.
- ↑ La caisse de porcelaines envoyées à Voltaire par Frédéric