Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8698

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 233-234).
8698. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 2 décembre.

Je crois, monseigneur, que vous êtes déjà instruit de l’aventure de cette tragédie de Sylla qu’on attribuait à notre père du théâtre. Elle est véritablement d’un écolier, puisque le jésuite La Rue, qui en est l’auteur, et qui a tant prêché devant Louis XIV, n’a jamais été au fond qu’un écolier de rhétorique. J’avais vu cette pièce il y a environ soixante-cinq ans. Je me souviens même de quelques vers. Je me souviens surtout qu’il y avait trois femmes qui venaient assassiner le dictateur perpétuel ; il les renvoyait coudre, ou faire quelque chose de mieux.

Comme la pièce était remplie de deux choses que La Couture[1], le fou de Louis XIV, n’aimait point, qui sont le brailler et le raisonner, le Père Tournemine, mauvais raisonneur et très-ampoulé personnage, mit en titre de sa copie : Sylla, tragédie digne de Corneille. Un autre jésuite, qui avait plus de goût, effaça digne. C’est en cet état qu’elle est parvenue aux héritiers d’un héritier de Dumoulin[2], le médecin ; et c’est ce chef-d’œuvre qui a extasié votre parlement de la comédie.

Mon héros, qui a plus de goût que ces sénateurs, ne s’est pas mépris comme eux.

Mais comme il a autant de bonté que de goût, il daigne protéger la Crète. Je ne sais si on avait bien distribué les rôles, je ne m’en suis point mêlé. Lekain est le seul des héros crétois qui soit de ma connaissance. Je m’en rapporte en tout aux bontés et aux ordres de mon héros de la France.

Vraiment vous avez bien raison sur la Sophonisbe ; il faudrait absolument refaire la fin du quatrième acte : ce n’est pas une chose aisée à un pauvre homme presque octogénaire, qui a versé sur les Crétois les dernières gouttes de son huile ; mais, si la cabale des Fréron et des La Beaumelle n’écrase point les Lois de Minos, et s’il me reste encore quelque vigueur, je l’emploierai auprès de Sophonisbe, pour tâcher de vous plaire.

Le tripot comique doit sans doute vous excéder, mais cela amuse ; c’est une république qui ne ressemble à rien, et il y a toujours à la tête de ce gouvernement anarchique quelques dames de considération, très-soumises à monsieur le premier gentilhomme de la chambre.

Puissiez-vous amuser votre loisir à ressusciter les talents et les plaisirs ! Ni les uns ni les autres ne sont plus faits pour moi ; je n’ai plus guère à vous offrir que mon tendre et respectueux attachement, qui me suivra jusqu’au tombeau.

  1. Voltaire en a déjà parlé dans sa lettre à d’Alembert, du 19 décembre 1764, No 5850.
  2. Barbier, dans la seconde édition de son Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, assure que la tragédie de Sylla, attribuée à Corneille, a pour auteur Mallet de Bresme, mort en 1750, à quatre-vingts ans.