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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8716

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 254-256).
8716. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 26 décembre.

Oui, oui, assurément, mon cher et illustre ami, je ferai lire à tout le monde, sans néanmoins en laisser prendre de copies, la charmante lettre que le roi de Prusse vous a écrite[1]. Cette lettre fait honneur, d’abord au prince qui sait écrire ainsi, ensuite à vous qui n’en avez pas trop besoin, et enfin aux lettres et à la philosophie, qui ont besoin de cette consolation, dans l’état d’oppression où elles gémissent. Vous ne sauriez croire à quelle fureur l’inquisition est portée. Les commis à la douane des pensées, se disant censeurs royaux, retranchent, des livres qu’on a la bonté de leur soumettre, les mots de Superstition, de Tyrannie, de Tolérance, de Persécution, et même de Saint-Barthélemy ; car soyez sûr qu’on voudrait en faire une de nous tous.

Voilà les cuistres de l’université qui viennent de sonner un nouveau tocsin. Dirigés par le recteur Coge pecus, qui est à leur tête, ils viennent de proposer pour le sujet d’éloquence latine qu’ils proposent tous les ans pour prix à tous les autres cuistres du royaume : « Non magis Deo quam regibus infensa est ista quæ vocatur hodie philosophia. » Admirez néanmoins avec quelle bêtise cette belle question est énoncée ! car ce beau latin, traduit littéralement, veut dire que la philosophie n’est pas plus ennemie de Dieu que des rois, ce qui signifie, en bon français, qu’elle n’est ennemie ni des uns ni des autres. Voyez avec quel jugement ces marauds savent rendre ce qu’ils veulent dire. Il me semble que ce serait bien le cas de répondre à leur belle question, non en latin, mais en bel et bon français, pour être lu par tout le monde[2]. Il faudrait que l’auteur fit semblant d’entendre l’assertion de ces cuistres dans le sens très-vrai et très-naturel qu’elle présente, mais qu’ils n’avaient pas intention d’y donner.

Que de bonnes choses à dire pour prouver que la philosophie n’est ennemie ni de Dieu ni des rois, et quels coups de foudre on peut lancer à cette occasion sur ses ennemis, en rappelant les Damiens, les Ravaillac, les Alexandre VI, et tous les monstres qui leur ont ressemblé ! Ce serait à vous, mon cher maître, plus qu’à personne, à rendre ce service aux frères persécutés.

Vous ignorez vraisemblablement tous les libelles dont on infecte la littérature contre vous et vos amis. Vous ignorez encore plus que ces libelles, et surtout le sieur Clément[3], un de leurs principaux auteurs, sont prônés et protégés par tous les tartufes de Versailles, entre autres par un abbé de Radonvilliers, notre digne confrère, qui ressemble à Tartufe comme son espion de valet Batteux ressemble à Laurent. Vous ignorez que Coge pecus a présenté à l’archevêque de Paris, à l’archevêque de Reims, et à tutti quanti, comme un défenseur précieux à la religion, un petit gueux nommé Sabatier, venu de Castres avec des sabots, que j’ai chassé de chez moi comme un laquais parce qu’il imprimait des impertinences contre ce que nous avons de plus estimable dans la littérature.

Ce petit maraud, en arrivant à Paris, est entré en qualité de décrotteur bel esprit chez un comte de Lautrec qui avait des procès, écrivait lui-même ses mémoires, et les donnait à Sabatier à mettre en français. Le comte de Lautrec s’aperçut que sa partie adverse était instruite de ses moyens avant que ses mémoires parussent. Il alla chez son avocat et son procureur, qu’il traita de fripons. L’avocat et le procureur se défendirent avec l’air et la force de l’innocence, et firent si bien qu’ils découvrirent une lettre de Sabatier aux gens d’affaire de la partie adverse.

Le comte de Lautrec, instruit, fit venir Sabatier, lui montra sa lettre, lui donna cent coups de bâton, le chassa de chez lui, en lui enjoignant néanmoins de venir le lendemain, sous peine de nouveaux coups de bâton, le remercier en présence de son avocat et de son procureur, qui, par sa friponnerie, avaient été exposés à un soupçon qu’ils ne méritaient pas ; et cela fut fait. Voilà, mon cher ami, les canailles qu’on protège ; ce n’est pas de ces canailles, qui ne méritent que le mépris, c’est de leurs protecteurs qu’il faudrait faire justice.

Il faut que je vous dise encore un trait de Coge pecus. Il y a déjà quelque temps qu’il alla trouver Larcher, ayant à la main un livre où vous les avez attaqués et bafoués tous deux[4], et excitant Larcher à se joindre à lui pour demander vengeance. Larcher, qui vous a contredit sur je ne sais quelle sottise d’Hérodote, mais qui au fond est un galant homme, tolérant, modéré, modeste, et vrai philosophe dans ses sentiments et dans sa conduite, du moins si j’en crois des amis communs qui le connaissent et l’estiment, Larcher donc le pria de lire l’article qui les regardait, le trouva fort plaisant, écrit avec beaucoup de grâces et de sel, et lui dit qu’il se garderait bien de s’en plaindre.

  1. Celle du 4 décembre, No 8701. Mais la lettre que Voltaire a dû écrire, en envoyant la copie, manque.
  2. Voltaire, à ce sujet, composa son Discours de Me Belleguier ; voyez tome XXIX, page 7.
  3. Clément ; voyez tome X, page 397 ; XXVIII, page 473 et XXIX, page 19.
  4. La Défense de mon oncle ; voyez tome XXVI, pages 370 et 431.