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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8717

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 256-257).
8717. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
Ferney, ce 28 décembre.

Quand Mme Denis vous épousera, il faudra bien qu’elle écrive, quand ce ne serait que pour signer son nom ; à moins que son aversion pour l’écriture ne lui en donne aussi pour le sacrement du mariage.

Je vous prie de me mander si vous êtes un peu content des répétitions. Je voudrais bien que notre plaidoyer[1] pût réussir. Nous avons contre nous une cabale aussi forte que celle qui accable M. de Morangiés ; mais je tiens qu’il faut être extrêmement insolent, et ne s’étonner de rien.

Je puis donc compter que vous avez eu la bonté de faire copier le plaidoyer conformément au dernier factum de Lekain ; mais j’ai peur que le français dans lequel il est écrit ne soit pas entendu, car il me paraît qu’on parle aujourd’hui la langue des Goths et des Vandales. Si on ne fait plus de cas de l’harmonie des vers, si on compte ses oreilles pour rien, j’espère au moins que les yeux ne seront pas mécontents. Le spectacle sera beau, majestueux et attachant. Autrefois il fallait plaire à l’esprit, à présent il faut frapper la vue. Que diraient les Anacréon, les Sophocle, les Euripide, les Virgile, les Ovide, les Catulle, les Racine et les Chaulieu, s’ils revenaient aujourd’hui sur la terre ? Ô tempora ! ô mores[2] !

Voulez-vous bien aussi avoir la bonté de me dire quel rôle prend Molé ? Qu’est-ce donc que cet Albert[3] ? Est-ce Albert d’Autriche ? est-ce Albert le Grand ? est-ce le petit Albert ?

Dupont, auteur de cette pièce, est-il le Dupont auteur des Ephémérides du citoyen ? Vous m’enverrez au diable avec mes questions, et vous ferez bien ; mais je n’en aurai pas pour vous moins d’amitié et moins de reconnaissance. Revenons en Crète ; je viens de m’apercevoir que, dans la première scène de l’acte second, on joue un peu au propos interrompu. Le sauvage dit à Dictime :


Nous voulons des amis méritez-vous de l’être ?


et Dictime lui réplique :


Je ne te réponds pas que ta noble fierté
Ne puisse de mon roi blesser la dignité.


Ce n’est pas répondre catégoriquement ; il faut dire :


Oui, Teucer en est digne, et peut-être aujourd’hui
En l’ayant mieux connu vous combattrez pour lui.

DATAME,

Nous !

DICTIME.

Vous-même. Il est temps que nos haines finissent,
Que pour leurs intérêts nos deux peuples s’unissent.
Mais je ne réponds pas, etc.


Cela est mieux dialogué. Vous aurez sans doute le temps de faire insérer ce petit dialogue nécessaire. Mandez-moi donc quand vous comptez épouser Mme Denis, afin qu’elle vous écrive.

Que vous me faites plaisir par tout ce que vous m’écrivez sur Mme la duchesse d’Enville ! Je n’ai jamais douté de ses sentiments, et moins encore de son cœur. Quand le moment opportun sera arrivé, je ferai alors auprès d’elle tout ce que vous désirez. Je désire que vous soyez aussi convaincu de mon empressement à vous plaire que je le suis moi-même de ses sentiments invariables. Il n’y a que les girouettes qui varient au gré des vents ; mais l’attachement qu’elle et moi nous vous portons ne variera jamais.

  1. La tragédie des Lois de Minos.
  2. Cicéron, I, Catil., i.
  3. Leblanc de Guillet, auteur des Druides (voyez lettre 8486), avait pris le sujet d’Albert Ier ou Adeline dans un trait de bienfaisance et de justice de l’empereur Joseph II. La pièce, affichée pour le 28 octobre 1772, fut tout à coup défendue. Elle ne fut jouée que le 4 février 1775.