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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8782

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8782. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
À Pétersbourg, le 20 février (3 mars) 1773.

J’espère qu’il n’est plus question de la colère que vous aviez, le 1er décembre[2], contre les majestés impériales de l’Église grecque et de la romaine. J’aurais tâché de l’apaiser sur-le-champ, si vous ne m’aviez envoyé un mémoire de ce M. Aubry pour lequel vous souhaitez une patente d’associé de l’Académie de Saint-Pétersbourg. Par là vous m’avez mise en négociation avec tous les savants possibles, et ce Congrès n’a pas été plus heureux que celui de Fokchani, quoiqu’il n’ait pas donné lieu à d’aussi mauvais propos. Avec peine ai-je réussi à faire donner la réponse ci-jointe à M. Aubry. Il me semble qu’il y a un peu d’humeur dans les réflexions de nos académiciens ; il me paraît qu’ils auraient pu dire simplement : Nous n’avons guère pensé jusqu’ici à ce que vous nous proposez, quoique nous eussions la chose sous nos yeux tous les jours ; mais nous vous envoyons ce que nous en avons trouvé dans notre bibliothèque, et parce que l’impératrice nous demandait une réponse, ergo nous l’avons faite telle quelle[3].

Le prince Orlof, qui aime la physique expérimentale, et qui naturellement est doué d’une perspicacité singulière sur toutes ces matières-là, est peut-être celui qui a fait la plus singulière de toutes les expériences sur la glace. La voici :

Il a fait creuser un fossé pour le fondement d’une grande porte cochère pendant l’automne ; l’hiver d’après, durant les plus fortes gelées, il a fait remplir peu à peu ce fondement d’eau, afin que cette eau se convertit en glace. Lorsqu’il fut rempli à la hauteur convenable, on couvrit ce fondement soigneusement des rayons du soleil, et au printemps on éleva dessus une porte cochère voûtée et très-solide en briques, qui existe depuis quatre ans, et qui, je crois, durera éternellement. Il est bon de remarquer que le terrain sur lequel cette porte est bâtie est marécageux, et que la glace tient lieu du pilotis qu’on aurait été obligé d’employer à son défaut.

L’expérience de la bombe remplie d’eau, et exposée à la gelée, a été faite en ma présence, et elle est crevée dans moins d’une heure avec beaucoup de fracas.

Quand on vous dit que la gelée élève hors de terre des maisons, on aurait dû ajouter que cela arrive à des baraques de bois, mais jamais à des maisons de pierre solides. Il est vrai que des murs de jardin minces, et dont les fondements sont mal assis, ont été tirés de terre peu à peu et renversés par la gelée. Les pilotis encore, que la glace peut accrocher, se soulèvent à la longue.

Si les Turcs continuent à suivre les bons conseils de leurs soi-disant amis, vous pouvez être sûr que vos souhaits de nous voir sur le Bosphore seront bien près de leur accomplissement, et cela viendra peut-être fort à propos pour contribuer à votre convalescence : car j’espère que vous vous êtes défait de cette fièvre continue que vous m’annoncez, et dont jamais je ne me serais doutée en voyant la gaieté qui règne dans vos lettres.

Je lis présentement les œuvres d’Algarotti. Il prétend que tous les arts et toutes les sciences sont nés en Grèce. Dites-moi, je vous prie, cela est-il bien vrai ? Pour de l’esprit, ils en ont encore, et du plus délié ; mais ils sont si abattus qu’il n’y a plus de nerf chez eux. Cependant à la longue je commence à croire qu’on pourrait les aguerrir, témoin cette nouvelle victoire de Patras remportée sur les Turcs après la fin du second armistice. Le comte Alexis me marque qu’il y en a eu qui se sont admirablement bien comportés.

Il y a eu aussi quelque chose de pareil sur les côtes d’Égypte, dont je n’ai point encore les détails ; et c’était encore un capitaine grec qui commandait. Votre baron Pellenberg est à l’armée. M. Polianski est secrétaire de l’Académie des beaux-arts. Il n’est pas noyé, quoiqu’il passe souvent la Néva en carrosse ; mais chez nous il n’y a pas de danger à cela en hiver.

J’ai reçu de M. d’Alembert une seconde et troisième lettre sur le même sujet ; l’éloquence n’y est pas épargnée : il a pris à tâche de me persuader de relâcher ses compatriotes ; mais n’y a-t-il de l’humanité que pour nos compatriotes ? Que ne plaide-t-il pour les prisonniers turcs et polonais, dupes et victimes des premiers ; ces gens-là sont plus malheureux que ceux-ci. Il est vrai que les vôtres ne sont pas à Paris ; mais aussi pourquoi l’ont-ils quitté ? Personne ne les y a obligés. J’ai envie de répondre que j’en ai besoin pour introduire les belles manières dans mes provinces.

Je suis bien aise d’apprendre que mes deux comédies ne vous ont pas paru tout à fait mauvaises. J’attends avec impatience le nouvel écrit que vous me promettez[4] ; mais j’en ai encore plus de vous voir rétabli.

Soyez assuré, monsieur, de mon extrême sensibilité pour tout ce que vous me dites d’obligeant et de flatteur. Je fais des vœux sincères pour votre conservation, et suis toujours avec l’amitié et tous les sentiments que vous me connaissez.

Catherine.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 304.
  2. Voyez lettre 8697.
  3. Séance de l’Académie du 50 janvier 1775.

    Le secrétaire lut et communiqua : Extrait d’une lettre adressée à Sa Majesté l’impératrice par M. de Voltaire, suivie d’un Prospectus. M. de Voltaire s’intéresse pour un nommé Aubry, ingénieur en chef des diverses provinces de France, et paraît souhaiter que l’Académie le reçoive dans le nombre de ses associés externes.


    Le sieur Aubry, dans ledit Prospectus, présente à l’Académie une consultation physique, et désire savoir : « Quelle est la mesure de l’extension que le gel produit sur les différentes natures de terres nommées gélives, dans l’état où elles se trouvent pénétrées d’eau jusqu’à un degré commun de saturation, et quels sont les effets qui en résultent sur les corps et les masses qui leur résistent ? »

    Il ajoute qu’il a lui-même travaillé depuis longtemps sur cette matière, et finit par demander à l’Académie impériale des sciences la permission de lui dédier ses recherches.

    L’Académie prit là-dessus les résolutions suivantes :

    1] Le sieur Aubry ne s’étant pas encore fait connaître par quelque ouvrage, l’Académie ne saurait l’agréger à son corps comme associé externe, attendu que la loi générale de toutes les Académies exige qu’on ne donne ce titre qu’aux personnes qui se sont déjà distinguées par leurs écrits. Outre cela, l’Académie a depuis plusieurs années constamment refusé le titre d’associés externes à tous ceux qui l’avaient sollicité, malgré la haute réputation dont plusieurs parmi eux jouissent, et les services importants que d’autres lui avaient rendus. Ce ne sera que lorsque l’Académie, dans un nouveau règlement dont elle attend la confirmation, aura déterminé le nombre de ses associés externes, qu’elle pourra passer à une élection de cette classe de membres et penser aux savants distingués qui s’y sont présentés.

    M. Aubry attendra donc cette époque, et emploiera ce temps à se faire connaître par son ouvrage, dont la dédication ne saurait qu’être agréable à l’Académie des sciences.

    3° Quant à la question que M. Aubry propose, on lui répondra que les expériences dont il y fait mention ont déjà depuis longtemps été faites par nos académiciens, et qu’on les trouve toutes insérées dans les Commentaires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg. Toutefois comme il paraît que cet ouvrage académique ne soit pas connu du sieur Aubry, le professeur kraft se chargea d’en faire un extrait, pour le lui communiquer, et où les conclusions et calculs qu’on a tirés de ces expériences sur l’extension que le gel produit et les effets qui en résultent seront détaillés avec toute la justesse requise.

  4. Lettre 8770.