Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8815
Il faut, mon cher et grand philosophe, que je vous fasse part d’une petite anecdote. Voici ce que la personne très-singulière[1] me mande : « J’ai reçu de lui une seconde et troisième lettre sur le même sujet ; l’éloquence n’y est pas épargnée ; mais que ne plaide-t-il aussi pour les Turcs et pour les Polonais ?… Il est vrai que les vôtres ne sont pas à Paris ; mais aussi pourquoi l’ont-ils quitté ?… J’ai envie de répondre que j’ai besoin d’eux pour introduire les belles manières dans mes provinces. »
Je vous prie de me mander si on vous a écrit en effet sur ce ton. Je suis persuadé que dans toute autre circonstance on aurait fait ce que vous avez voulu. Votre projet était admirable ; il vous aurait fait un honneur infini, à vous et à la sainte philosophie. Vous voyez bien que ce n’est pas vous qu’on refuse, et que ce n’est pas aux philosophes qu’on s’en prend ; au contraire, ce sont les ennemis de la philosophie que l’on veut punir de leurs manœuvres. J’avais eu la même idée que vous il y a longtemps. Je consultai des gens au fait qui craignirent même de me répondre. Je craindrais aussi de vous écrire, si la pureté de vos intentions et des miennes ne me rassurait contre le danger que courent aujourd’hui toutes les lettres. On ne verra jamais dans notre commerce que l’amour du bien public, et des sentiments qui doivent plaire à tous les honnêtes gens. Ce sont là les vrais marrons de Bertrand et de Raton.
Je vous ai mandé, mon cher et respectable ami, qu’il est très-difficile actuellement de vous faire parvenir le petit recueil[2] où se trouve le très-ingénieux Dialogue de Christine et de Descartes. On y a mis des lettres de la personne qui veut qu’on enseigne les belles manières chez elle[3]. Ces lettres ont alarmé des gens qui ont de fort mauvaises manières. Je trouverai pourtant un moyen de vous faire parvenir ce petit proscrit ; mais songez que j’ai l’honneur de l’être moi-même, et de plus très-malade, très-embarrassé, très-persécuté, mais vous aimant de tout mon cœur, et autant que je vous révère.
- ↑ Catherine II.
- ↑ Voyez lettre 8792.
- ↑ Catherine ; voyez ci-dessus page 349, et la lettre 8817.