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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8849

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 382-383).
8849. — À MADAME DE SAINT-JULIEN.
À Ferney, 19 mai.

Ce que Mme Denis veut vous dire, madame, c’est que M. le maréchal de Richelieu, votre ami, vient de m’affliger d’une manière bien sensible pour un cœur qui lui est si tendrement attaché depuis plus de cinquante ans. Il m’accable d’abord de bontés au sujet des Lois de Minos : il n’a jamais été si empressé avec moi ; et le moment d’après il m’accable de dégoûts, il me traite comme ses maîtresses. Voici le fait dans la chaleur de nos tendresses renaissantes, je lui dédie les Lois de Minos, et je me livre dans cette dédicace à toute ma passion pour lui ; il me promet et me donne sa parole d’honneur qu’il fera représenter les Lois de Minos à Fontainebleau, au mariage de M. le comte d’Artois. Sur cette parole, je retire la pièce des mains des comédiens qui allaient la jouer, et je n’ai de confiance qu’en ses bontés.

Quelque temps après, Lekain vient lui présenter la liste des pièces qu’on doit donner à Fontainebleau ; il met dans cette liste plusieurs de mes pièces, et surtout les Lois de Minos. Monsieur le maréchal les raye toutes[1], et substitue à leur place le Catilina de Crébillon, et je ne sais quelles autres pièces barbares. Voilà ce qu’on me mande, et ce que j’ai peine à croire ; je l’aime et je le respecte trop pour croire qu’il en ait usé ainsi avec moi, dans le temps même qu’il me prodiguait les marques les plus flatteuses de l’amitié dont il m’a honoré depuis si longtemps.

Nous avons recours, ma nièce et moi, madame, à celle qui connaît si bien le prix de l’amitié, à celle dont la bienveillance et l’équité sont si actives, à celle qui a tiré notre ami Racle du profond bourbier où il était plongé, à celle qui n’entreprend rien dont elle ne vienne à bout. Vous allez à la chasse des perdrix ; allez à la chasse de M. de Richelieu trouvez-le, parlez-lui, faites-le rougir, s’il est coupable ; faites-le rentrer en lui-même, ramenez-moi mon infidèle. Il n’appartient qu’à vous de faire de tels miracles. Vous connaissez ma position : cette petite aventure tient à des choses qui sont essentielles pour moi, et même pour ma famille.

Nous vous prions de vouloir bien ajouter aux bons offices que nous vous demandons celui de parler de vous-même à mon perfide ; d’ignorer avec lui que nous vous avons écrit ; de lui dire que vous ne venez lui représenter son inconstance que sur le bruit public, et que vous ne sauriez souffrir qu’on attaque ainsi sa gloire.

Franchement, madame, rien n’est plus cruel que de se voir abandonné et trahi sur la fin de sa vie par les personnes sur lesquelles on avait le plus compté, et dans qui on avait mis toutes ses affections. Il n’y a que vos bontés qui puissent me consoler, et me tenir lieu de ce que je perds.

J’ai l’honneur de vous envoyer un exemplaire de la pièce en question, avec des notes que je vous prie de lire quand vous n’irez point à la chasse.

Agréez, madame, mon respect et mon attachement inviolable.

  1. Voyez le second alinéa de la lettre 8840.