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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8840

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 374-375).
8840. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 13 de mai ; je ne voudrais pas dater du 14[1].

Je me hâte, mon cher et illustre ami, de vous faire part d’une nouvelle qui ne peut manquer de vous être agréable : M. le duc d’Albe, un des plus grands seigneurs d’Espagne, homme de beaucoup d’esprit, et le même qui a été ambassadeur en France sous le nom de duc d’Huescar, vient de m’envoyer vingt louis pour votre statue. La lettre qu’il m’écrit à ce sujet est pleine des choses les plus honnêtes pour vous. « Condamné, me dit-il, à cultiver en secret ma raison, je saisirai avec transport cette occasion de donner un témoignage public de ma gratitude et de mon admiration au grand homme qui le premier m’en a montré le chemin. » M. le chevalier de Magalon, qui est ici chargé des affaires d’Espagne, m’a mandé, en m’envoyant la souscription de M. le due d’Albe, que cet amateur éclairé des lettres et de la philosophie me priait d’être auprès de vous l’interprète de tous ses sentiments. Vous ne feriez pas mal, mon cher maître, d’écrire un mot de remerciement à M. le duc d’Albe, à Madrid. Vous pourriez lui parler, dans votre réponse, d’une traduction espagnole de Salluste[2], faite par l’infant don Gabriel, que peut-être l’infant vous aura déjà envoyée, et qui est, à ce que disent les Espagnols, très-bien écrite. On dit ce jeune prince fort instruit, et passionné pour les lettres. Elles ont grand besoin de trouver quelques princes qui les aiment ; il s’en faut bien que tous pensent ainsi.

Votre Childebrand[3] (car je ne puis me résoudre à lui donner un autre nom n’en agit pas à votre égard comme M. le duc d’Albe, qui aurait mieux mérité que lui la dédicace des Lois de Minos. Il a demandé à Lekain (le fait n’est que trop vrai, et M. d’Argental pourra vous l’assurer si vous en doutez) une liste de douze tragédies pour être jouées aux fêtes de la cour et à Fontainebleau. Lekain lui a porté cette liste, dans laquelle il avait mis, comme de raison, quatre ou cinq de vos pièces, et entre autres Rome sauvée et Oreste. Childebrand les a effacées toutes, à l’exception de l’Orphelin de la Chine, qu’il a eu la bonté de conserver ; mais devinez ce qu’il a mis, à la place de Rome sauvée et d’Oreste ! Catilina et Électre de Crébillon. Je vous laisse, mon cher maître, faire vos réflexions sur ce sujet, et je vous invite à dédier à cet amateur des lettres votre première tragédie. Vous voyez qu’il a bien profité des leçons que vous lui avez données. Vous pourrez au moins lui faire vos remerciements du zèle qu’il témoigne pour vous servir.

En vérité, mon cher maître, je suis navré que vous soyez dupe à ce point, et que vous le soyez d’un homme si vil. Si vous cherchez de l’appui à la cour, vous avez cent personnes à choisir, dont la moindre aura plus de crédit et de considération que lui. Vous vous dégoûteriez de votre confiance si vous pouviez voir à quel point il est méprisé, même de ses valets. C’est pour l’acquit de ma conscience, et par un effet de mon tendre attachement pour vous, que je crois devoir vous instruire de ce qui vous intéresse, agréable ou fâcheux ; car interest cognosci malos. Plus je relis l’extrait que vous m’avez envoyé de la lettre de Pétersbourg[4], plus j’en suis affligé. Il était si facile à cette personne de faire une réponse honnête, satisfaisante, et flatteuse pour la philosophie, sans se compromettre en aucune manière, et sans accorder ce qu’on lui demandait, comme j’imagine aisément que les circonstances peuvent l’en empêcher. Je vous aurais, mon cher ami, la plus grande obligation de me procurer cette réponse, que je désire. Vous voyez par vous-même combien la cause commune en a besoin. Le déchaînement contre la raison et les lettres est plus violent que jamais. Faudra-t-il donc que la philosophie dise à la personne dont elle se croyait aimée : Tu quoque, Brute[5] ! Adieu, mon cher maître ; la plume me tombe des mains, de douleur du mal qu’on lui fait en moi, et d’indignation des trahisons qu’elle éprouve en vous. Interim tamen vale, et nos ama.

  1. Sans doute parce que le 14 mai est l’anniversaire de l’assassinat de Henri IV.
  2. La Conjuration de Catilina y la Guerra de Jugurtha, por Cayo Salustio Crispo Madrid, Ibarra, 1772, in-folio ; chef-d’œuvre typographique.
  3. Le maréchal de Richelieu.
  4. Voyez lettre 8815.
  5. C’est le mot de César à Brutus, qui était au nombre de ses assassins, et que Voltaire a mis dans la 3e scène de l’acte Ier de sa Mort de César ; voyez tome III.