Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8855

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 386-387).
8855. — À M. DE LA HARPE.
24 mai.

« Je souhaite que la calomnie ne députe point quelques-uns de ses serpents à la cour, pour perdre ce génie naissant, en cas que la cour entende parler de ses talents. » (Page 10 de l’Épitre[1] morale et instructive de Guillaume Vadé.)

Vous voyez, mon cher ami, que Guillaume était très-instruit qu’il y avait des préjugés contre celui qui a donné quelquefois de si bonnes ailes aux talons de Mercure, et dont le génie alarme ceux qui n’en ont pas.

J’ai oui dire que Guillaume Vadé, avant sa mort, avait essuyé quelques injustices un peu plus fortes ; qu’un commentateur avait interprété fort mal ses discours auprès d’un satrape de Perse[2], lorsque Guillaume était à la campagne, à quelques lieues d’Ispahan ; mais ce n’est point de cela que Guillaume mourut ; il était accoutumé à tous ces orages, et il en riait. On s’était imaginé qu’il était fort sensible à toutes ces misères : on se trompait beaucoup.

Sa nièce, Catherine Vadé, que vous avez connue, vous dira qu’il avait le plus profond mépris pour les tracasseries persanes. Il était quelquefois un peu malin, soit quand il écrivait à Nicolas[3], soit quand il écrivait à Flaccus[4]; mais il fut très-sensible et reconnaissant pour le secrétaire intime de Flaccus[5], lequel avait l’esprit et les grâces de son maître : il m’a même chargé, en mourant, de dire à ce secrétaire intime qu’il ne l’oubliait point, quoiqu’il allât boire les eaux du fleuve de l’oubli. Il me le recommandait en présence de Catherine sa nièce. Je vous exhorte, lui disait-il souvent, à ne point craindre vos envieux, à marcher toujours dans le sentier épineux de la gloire, entre le général d’armée Warwick[6] et le ministre Barmécide[7] ; comptez, quand on a la gloire pour soi, que le reste vient tôt ou tard.

Je pense comme Guillaume. Je vous suis très-sincèrement dévoué, et j’en prends à témoin Catherine ; j’espère trouver l’occasion de vous le prouver. Il y a longtemps que je vous ai dit :


Macte animo, generose puer[8].

  1. Épître dedicatoire des Lois de Minos, tome VII, page 171.
  2. À Richelieu, tome VII, page 172.
  3. Épître à Boileau, tome X, page 397.
  4. Épître à Horace, tome X, page 441.
  5. La Harpe avait composé une réponse d’Horace à l’épitre de Voltaire ; voyez tome X, page 441.
  6. Une tragédie de La Harpe est intitulée le Comte de Warwick.
  7. La Harpe a fait une tragédie intitulée les Barmécides.
  8. Virg., Æn., lib. IX, v. 641.