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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8867

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 398-400).
8867. — À M. D’ALEMBERT.
16 juin.

Mais pourtant, mon cher philosophe, vous m’avouerez que je dois être un peu embarrassé, et que vous ne devez point l’être du tout. Vous conviendrez que je suis dans une position gênante. Je cultive mon jardin ; mais le fils de mon maître maçon, devenu évêque, a voulu m’en chasser. Jean-Jacques, décrété de prise de corps, est tranquille à Paris, en qualité de charlatan étranger ; et moi, je suis dans le pays où il devrait être. Quatre ou cinq abbés m’ont maudit dans leurs livres, pour avoir des bénéfices ; et ces malédictions, portées aux oreilles de l’arrière-petit-fils de Henri IV, ont été un peu funestes au chantre de Henri IV. Mes pensions, qu’on ne me paye point, et dont je ne me soucie guère, en sont une preuve. J’abrège la kyrielle, pour ne vous pas ennuyer.

Je supporte assez gaiement toutes ces tribulations attachées à mon métier ; mais je vous avoue qu’il faudrait plus de force que je n’en ai, pour être insensible à la trahison d’une amitié de plus de cinquante années, dans le temps même qu’on me témoignait la confiance la plus intime. On nie fortement cette trahison. Je n’ai point le mot de cette énigme. Puis-je faire autre chose que de mettre toutes mes angoisses aux pieds de mon crucifix ?

On dit qu’il y a dans l’Inde une caste toujours persécutée par les autres : c’est apparemment la caste des philosophes.

Vous avez sans doute le livre posthume d’Helvétius[1], que M. le prince Gallitzin vient de faire imprimer en Hollande. Cela ressemble un peu au Testament de Jean Meslier[2], qui débute par dire naïvement qu’il n’a voulu être brûlé qu’après sa mort. Ce livre m’a paru du fatras, et j’en suis bien fâché. Il faut faire de grands efforts pour le lire ; mais il y a de beaux éclairs. Que vous dirai-je ? cela m’a semblé audacieux, curieux en certains endroits, et en général ennuyeux. Voilà peut-être le plus grand coup porté contre la philosophie. Si les gens en place ont le temps et la patience de lire cet ouvrage, ils ne nous pardonneront jamais. Nous sommes comme les apôtres, suivis par le petit nombre, et persécutés par le grand. Vous voyez qu’on arrive au même but par des chemins contraires.

Bonsoir, mon cher ami ; soutenez pusillum gregem[3]. Je ne suis plus de ce monde ; je m’en vas ou je m’en vais. Restez longtemps pour instruire ceux qui en sont dignes, et pour faire rougir tant de fripons persécuteurs de la vérité, à laquelle ils rendent hommage au fond de leur cœur.

À propos, Helvétius cite un nommé Robinet comme auteur du Système de la Nature[4], page 161 ; du moins il attribue à Robinet des paroles qui ne se trouvent que dans ce Système, à l’article Déiste. Ce Robinet est encore du fatras. Je ne connais que Spinosa qui ait bien raisonné ; mais personne ne le peut lire. Ce n’est point par de la métaphysique qu’on détrompera les hommes ; il faut prouver la vérité par les faits. Nous avons quantité de bons livres en ce genre depuis environ trente ans : ils font nécessairement beaucoup de bien. Le progrès de la raison est rapide dans nos cantons : mais dans votre pays, et dans l’Espagne, et dans l’Italie, les gens vous répondent : Nous avons cent mille écus de rente et des honneurs, nous ne voulons pas les perdre pour vous faire plaisir : nous sommes de votre avis : mais nous vous ferons brûler à la première occasion, pour vous apprendre à dire votre avis.

Adieu encore une fois, mon cher ami.

  1. De l’Homme et de ses facultés, deux volumes in-8o. Il s’agit de la seconde édition, que le prince Gallitzin avait dédiée à Catherine II.
  2. Voyez tome XXIV, page 293.
  3. Luc, xii, 32.
  4. Le Système de la Nature est différent du livre intitulé De la Nature ; voyez tome XVIII, page 369 ; et XLI, 547.