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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8887

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 417-420).
8887. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 19 juillet.

C’est uniquement pour ne point fatiguer les yeux de mon héros que j’ai fait réimprimer quelques exemplaires de cette Sophonisbe de Mairet. J’y ai mis tout ce que je sais, et ma petite palette n’a plus de couleurs pour repeindre ce tableau. Il se peut

bien faire que les arts étant aujourd’hui perfectionnés, le public étant enthousiasmé des spectacles de M. Audinot et des comédiens de bois[1], se soucie fort peu de juger entre la Sophonisbe de Mairet et celle de Corneille ; mais il y a toujours un petit nombre d’honnêtes gens qui ont du goût et du bon sens, et qu’il ne faut pas absolument abandonner. Il est nécessaire qu’il y ait à la cour un homme qui empêche la prescription, et qui ne souffre pas que l’Europe se moque toujours de nous. Le seul vice du sujet, c’est que Massinisse, qui en est le héros, est toujours un peu avili, soit que les Romains lui ordonnent de quitter sa femme, étant vainqueur, soit qu’ils le prennent prisonnier dans un combat, soit qu’ils le désarment dans son propre palais. On a tâché de remédier à ce défaut essentiel en faisant de Massinisse un jeune héros emporté et imprudent, parce que tout se pardonne à la jeunesse ; mais on ne sait si on a réussi à corriger, par quelques beautés de détail, un vice si capital.

Quoi qu’il en soit, il y a quelque apparence que Lekain fera beaucoup valoir le rôle de Massinisse. J’ignore à qui monseigneur donnera celui de Sophonisbe et celui de Scipion. La disette des héros et des héroïnes est fort grande.

Je vous envoie quatre exemplaires sous le couvert de M. le due d’Aiguillon. Vous en donnerez un à M. d’Argental, si vous voulez ; et, si vous voulez aussi, vous ne lui en donnerez pas : vous êtes le maître absolu.

J’écris à Cramer, et je lui mande qu’il mette les autres exemplaires sous la clef ; c’est d’ailleurs une précaution assez inutile. La pièce est imprimée de l’année passée, et court tout le monde. Personne ne s’embarrasse ni ne s’embarrassera de savoir s’il y a une édition nouvelle dans laquelle il y a quelques vers de changés. Nous sommes dans un temps où rien ne fait une grande sensation. Tous les objets, de quelque nature qu’ils soient, sont effacés les uns par les autres.

Je vous ai toujours supplié, et je vous supplie encore, de vouloir bien ordonner qu’on représente les Lois de Minos dans les fêtes du mariage[2]. Les comédiens avaient déjà appris cette pièce, et les lois de la Comédie sont qu’on la représente. Je ne vous ai donc demandé, et je ne vous demande encore, que l’exécution littérale des lois de votre empire, soutenues de votre protection. Les Lois de Minos sont à moi, et la Sophonisbe est à Mairet. Les Lois de Minos forment un spectacle magnifique et un contraste très-pittoresque de Crétois civilisés, méchamment superstitieux, et de vertueux sauvages. Une fille dont on va faire le sacrifice est plus intéressante qu’une femme qui épouse son amant deux heures après la mort de son mari.

La détestable édition[3] que la mauvaise foi et le mauvais goût firent chez Valade me causa, je vous l’avoue, un extrême chagrin. On n’aime point à voir mutiler ses enfants. Je retirai cette pièce, qu’on allait représenter, et je vous conjurai d’avoir la bonté de ne la donner qu’au mois de novembre. J’ai toujours persisté dans cette idée et dans mes supplications. J’ai pensé que je pourrais même avoir le temps d’ôter quelques défauts à cet ouvrage, et de le rendre moins indigne d’être protégé par vous.

J’ai imaginé encore que si les Lois de Minos et la Sophonisbe réussissaient, ce succès pourrait être un prétexte pour faire adoucir certaines lois[4] dont vous savez que je ne parle jamais. Il faudrait un peu plus de santé que je n’en ai pour profiter de l’abrogation de ces lois arbitraires.

J’avais longtemps imaginé d’aller aux eaux de Barèges comme Lekain, quand vous seriez dans votre royaume ; et il n’y a pas loin de Barèges à Bordeaux : c’était là l’espérance dont je me berçais. Vos bontés me présentent une autre perspective[5] : je doute un peu de la réussite. Vous savez qu’il y a des gens opiniâtres sur les petites choses, et à qui le terme non est beaucoup plus familier dans de certaines occasions que le terme oui.

Au reste, il me paraît que chacun s’en va tout le plus loin qu’il peut. Il y a, de compte fait, plus de soixante personnes de considération à Lausanne, venues toutes de votre pays, et on en attend encore.

Pour moi, il y a vingt ans que je n’ai changé de lieu, et je n’en changerai jamais que pour vous.

La Borde a fait exécuter à Ferney quelques morceaux de sa Pandore. Si tout le reste est aussi bon que ce que j’ai entendu, cet ouvrage aura un très-grand succès. Le sujet n’est pas si funeste, puisque l’amour reste au genre humain ; et d’ailleurs, qu’importe le sujet, pourvu que la pièce plaise ? Le grand point, dans toutes ces fêtes, est d’éviter la fadeur de l’épithalame. Je devrais éviter la fadeur des longues et ennuyeuses lettres ; mais la consolation de m’entretenir avec mon héros, et de lui renouveler mon tendre respect, m’emporte toujours trop loin.

  1. Nicolas-Médard Audinot n’avait d’abord que des comédiens de bois. Dès 1770 il leur substitua des enfants. Il donnait alors ses représentations sur le théâtre qu’il avait fait construire sur le boulevard du Temple, et qu’on appelait l’Ambigu-Comique.
  2. Du comte d’Artois, depuis roi sous le nom de Charles X.
  3. Des Lois de Minos ; voyez tome VII, page 163.
  4. La défense de venir à Paris.
  5. L’espoir de revenir à Paris.