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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8900

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 430-431).
8900. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 6 août 1773.

Depuis sept ou huit jours, monsieur, je me fais lire vos lettres. Je les ai toutes conservées ; j’y ai trouvé tant de plaisir que j’étais dans les regrets de n’en plus recevoir. Ce matin l’on m’a dit : « Voilà une lettre de M. de Voltaire. — Est-elle longue ? — Oui, elle a quatre pages. — Ah ! tant mieux, lisez-la promptement. »

Je commence par vous remercier de votre souvenir, de la continuation de votre amitié ; j’y suis infiniment sensible, car il est certain que je vous suis tendrement attachée. Je vais, pour répondre à votre lettre, la prendre par la queue.

Vous finissez par dire que vous m’enverrez votre dernier ouvrage, si je vous le commande, si je vous l’ordonne. Voilà des paroles que je ne proférerai jamais ; mais je vous supplie, avec la dernière instance, de ne pas différer d’un moment à me l’envoyer.

Vous attendez bien que je ne m’ingérerai pas à juger les faits ; mais j’aurai un plaisir extrême à vous entendre plaider, et il me serait bien difficile de ne me pas ranger de votre avis ; j’en suis déjà sur ce qui regarde M. de Lally ; sans aucune estime pour lui, j’ai toujours pensé qu’il ne méritait pas un tel traitement.

À l’égard de M. de Morangiés, je n’y vois goutte ; j’ai un penchant à croire que lui et les Du Jonquay sont tous des fripons. On parle de la foi des Bohèmes ; je ne sais pas quelle est celle des usuriers, et ce que c’est que des billets qu’on signe et qu’on n’est point obligé de payer : on dit qu’on les trafique, que c’est une chose en usage ; mais dans quel temps et en quelle occasion les retire-t-on ? Je m’attends que vous m’expliquerez cela.

Ne vous étonnez point si je suis si peu instruite, je n’ai point lu le Mémoire de Linguet ; il n’y a que la clarté et le charme de votre style qui puissent me faire lire les choses dont le fond ne m’intéresse point. Je vous admire et je vous approuve du zèle que vous avez pour la chose publique, et pour les individus qui la composent. Vous avez reçu des talents de la nature qui vous rendent comptable à tout l’univers ; il faut que vous répandiez partout l’abondance de ses dons. Pour moi, à qui elle n’a donné que le pur nécessaire de l’esprit, que ce qu’il en faut pour connaître et sentir celui des autres, cinq sens qu’elle n’a pas jugé à propos de me conserver jusqu’à la fin de ma vie, je ne dois ni ne peux vivre que pour moi : c’est aussi le parti que j’ai pris. Je végète dans mon tonneau ; je reçois quelquefois bonne compagnie, le plus souvent médiocre ; j’écoute les nouvelles, les jugements qu’on porte sur les spectacles et sur les livres nouveaux ; je ne suis point tentée de voir les spectacles, et quand j’ai de la curiosité pour les livres, je suis toujours attrapée. Ne m’allez point dire : Il faut être indulgente ; qu’est-ce qu’il faut faire pour cela ? Soumettons-nous notre goût ? En sommes-nous maîtres ? C’est vous qui avez formé le mien, prenez-vous-en à vous-même si vous trouvez mauvais que je sois difficile. Je finis par vous dire, mon cher Voltaire, que si vous m’aimez encore, et si vous voulez que j’aie d’heureux moments, il faut m’écrire et m’envoyer tout ce que vous faites.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.