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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8907

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8907. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 12 auguste.

Madame, que Votre Majesté impériale me laisse d’abord baiser votre lettre[1] de Péterhof, du 19 juin de votre chronologie grecque, qui n’est pas meilleure que la nôtre ; mais, de quelque manière que nous supputions les temps, vous comptez vos jours par des victoires ; vous savez combien elles me sont chères. Il me semble que c’est moi qui ai passé le Danube. Je monte à cheval dans mes rêves, et je vais le grand galop à Andrinople. Je ne cesserai de vous dire qu’il me paraît bien étonnant, bien inconséquent, bien triste, bien mal de toute façon, que vos amis, l’impératrice reine, et l’empereur des Romains, et le héros du Brandebourg, ne fassent pas le voyage de Constantinople avec vous. Ce serait un amusement de trois ou quatre mois tout au plus, après quoi vous vous arrangeriez ensemble comme vous vous êtes arrangés en Pologne.

Je demande bien pardon à Votre Majesté ; mais cette partie de plaisir sur la Propontide me paraît si naturelle, si facile, si agréable, si convenable, que je suis toujours stupéfait que les trois puissances aient manqué une si belle fête. Vous me direz, madame, que je pourrai jouir de cette satisfaction avec le temps ; mais permettez-moi de vous représenter que je suis très-pressé, que je n’ai que deux jours à vivre, et que je veux absolument voir cette aventure avant de mourir. L’auguste Catherine ne peut-elle pas dire amicalement à l’auguste Marie-Thérèse : « Ma chère Marie, songez donc que les Turcs sont venus deux fois assiéger Vienne[2] ; songez que vous laissez passer la plus belle occasion qui se soit présentée depuis Ortogul ou Ortogrul, et que, si on laisse respirer les ennemis du saint nom chrétien et de tous les beaux-arts, ces maudits Turcs deviendront peut-être plus formidables que jamais ? Le chevalier de Tott, qui a beaucoup de génie, quoiqu’il ne soit point ingénieur, fortifiera toutes leurs places sur la mer Égée et sur le Pont-Euxin, quoique Moustapha et son grand vizir ignorent que ces deux petites mers se soient jamais appelées Pont-Euxin et mer Égée. Les janissaires et les levantis se disciplineront. Voilà notre ami Ali-bey mort, Moustapha va être maître absolu de ce beau pays de l’Égypte qui adorait autrefois des chats, et qui ne connaît point saint Jean-Népomucène.

« Profitons d’un moment favorable qui reste encore, Russes, Autrichiens, Prussiens ; fondons sur ces ennemis de l’Église grecque et latine. Nous accorderons au roi de Prusse, qui ne se soucie d’aucune église, une ou deux provinces de plus, et allons souper à Constantinople. »

Certainement l’auguste Catherine fera un discours plus éloquent et plus pathétique ; mais y a-t-il rien de plus raisonnable et de plus plausible ? Cela ne vaut-il pas mieux que mes chars de Cyrus ? Hélas ! l’idée de cette croisade ne réussira pas mieux que celle de mes chars ; vous ferez la paix, madame, après avoir bien battu les Turcs ; vous aurez quelques avantages de plus, mais les Turcs continueront d’enfermer les femmes, et d’être les amis des Welches, tout galants que sont ces Welches.

Je ne suis donc qu’à moitié satisfait.

Mais ce n’est pas à moitié que je suis l’adorateur de Votre Majesté impériale, c’est avec la fureur de l’enthousiasme ; qu’elle pardonne ma rage à mon profond respect.

Le vieux Malade de Ferney.

  1. No 8875.
  2. En 1529 et en 1683.