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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8875

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8875. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
À Peterhof, ce 19-30 juin 1773.

Monsieur, je prends la plume pour vous donner avis que le maréchal Roumiantsof a passé le Danube avec son armée le 11 de juin, v. st. Le général baron Weissmann lui nettoya le chemin le premier en culbutant un corps de douze mille Turcs. Les lieutenants généraux Stoupichine et Potemkine en firent autant de leur côté. Ceux-ci pouvaient avoir affaire à dix-huit ou vingt mille musulmans, dont ils envoyèrent bon nombre dans l’autre monde, pour en porter la nouvelle à ces dames polies[2] de la part desquelles vous m’avez dit tant de choses flatteuses après les cinquante-deux accès de fièvre dont vous vous êtes aussi heureusement tiré que le pourrait faire un jeune homme de vingt ans, à mon très-grand contentement.

Chaque corps turc nous a laissé son camp, son artillerie, ses bagages. Voilà donc votre cher Moustapha en train d’être joliment tapé de nouveau, après avoir négocié et rompu deux congrès consécutifs, et avoir divers armistices qui ont duré près d’un an. Cet honnête homme-là, selon moi, ne sait point profiter des circonstances. Il n’est pas douteux que vous serez témoin oculaire de la fin de cette guerre. J’espère que le passage du Danube y contribuera de deux façons : il vous donnera de la joie et rendra le sultan plus traitable, après quoi nous laisserons faire et dire les Welches tout ce que bon leur semblera. Leurs nouvelles souvent méritent peu d’attention : ils ont débité que j’avais demandé trente mille Tartares au kan pour m’en servir contre les Suédois, et que celui-ci me les avait refusés. Je n’ai jamais pensé à pareille absurdité, et je doute fort que M. de Saint-Priest l’ait mandé, comme on l’assure, parce que communément les ambassadeurs sont censés avoir au moins le sens commun.

Je dois ajouter au récit que je vous ai fait du portail voûté élevé sur la glace, qu’on l’a abattu ce printemps, et qu’on a trouvé la glace fondue ; par conséquent, cette manière de bâtir n’est pas solide, quoique cette porte ait existé plus de trois ans, et ne paraissait point être endommagée.

Le froid qu’on a senti ici cet hiver n’a point été, à beaucoup près, aussi fort que celui de la Sibérie, qui est monté à un degré fabuleux, surtout à Yakoutsk. Je serais tentée de n’y ajouter pas plus de foi qu’au récit de M. Algarotti sur la Grèce. Vous m’avez tirée d’erreur en quatre mots : me voilà convaincue que ce n’est pas en Grèce que les arts ont été inventés, et j’en suis fâchée, car j’aime les Grecs malgré tous leurs défauts.

Soyez assuré de tous les sentiments que vous me connaissez ; portez-vous bien et réjouissons-nous ensemble du passage du Danube, qui ne sera pas plus immortel que celui du Rhin par Louis XIV ; cependant il faut convenir que c’est une chose rare que ce passage, le Danube n’ayant été franchi par les Russes de huit cents ans.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, tome XV, page 343.
  2. Voyez lettre 8791.