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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8939

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 465-466).
8939. — À MADAME DE SAINT-JULIEN.
À Ferney, 25 septembre.

J’écris rarement, madame, à mon papillon philosophe, et philosophe très-bienfaisant, pour qui j’ai l’attachement le plus respectueux et le plus tendre. Que pourrait vous dire d’agréable un octogénaire languissant entre les Alpes et le mont Jura ? Cependant il faut bien que je vous parle de vos bontés et de ma reconnaissance.

Vous avez fait rentrer en lui-même M. le maréchal de Richelieu, au sujet de l’Afrique et de la Crète[1]. Du moins vous l’avez convaincu, si vous ne l’avez pas entièrement converti. Je ne sais pas où les choses en sont ; mais je sais que je vous ai beaucoup d’obligations. Il est depuis longtemps dans la douce habitude de se moquer de toutes mes idées. Je me souviendrai toujours que mon héros me prit pour un extravagant, quand j’osai entreprendre l’affaire des Calas ; et, en dernier lieu, dans l’affaire de M. de Morangiés, il ne me regardait que comme un avocat de causes perdues. J’ignore si j’ai perdu les causes des Carthaginois et des Crétois. Mon temps est passé ; la faveur n’est plus pour moi. Il faut que je subisse le sort attaché à la vieillesse. Vos bontés me consolent. Ma colonie, que vous avez protégée, prospère et m’amuse. Mon ami Racle réussit, et vous doit tous ses succès. Vous faites du bien à cent cinquante lieues de vous. Jamais ni philosophe ni papillon n’en a fait autant.

Je m’imagine que, malgré votre acharnement à tuer toutes les perdrix du roi, vous voyez quelquefois M. d’Argental. Je ne lui écris pas plus qu’à vous. Les souffrances de mon âge, ma solitude, m’ont un peu découragé. Quoique ma colonie prospère, elle a essuyé de violentes secousses. J’en essuie de même, et ne prospère guère.

Mme Denis est bien plus heureuse que moi. Elle n’est point chargée des affaires de la Crète auprès de M. le maréchal de Richelieu ; elle est tranquille, elle vous est attachée comme moi ; mais elle ne vous écrit pas davantage. Nous sommes de grands paresseux l’un et l’autre.

Je me mets à vos pieds, madame, avec bien du respect et la plus vive reconnaissance.

  1. Sophonisbe et les Lois de Minos ; voyez lettre 8935.