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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8948

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 473-474).
8948. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 8 octobre 1773.

J’attendais, monsieur, l’événement du procès de M. de Morangiés pour joindre aux remerciements que je vous dois de votre petite brochure, mon compliment sur le gain d’un procès où vous avez beaucoup contribué. Vous devriez bien employer votre éloquence à faire abolir des usages qui confondent le vrai avec le faux et qui rendent les signatures inutiles. Je voudrais aussi que vous fissiez des factums pour ce pauvre roi de Pologne[2] ; il y a tant d’injustice, de supercherie et de violence dans ce monde, qu’il faut, quand on n’a pas vos talents pour les combattre et s’y opposer, plier les épaules et se taire. Il n’y a qu’une voix comme la vôtre qui ait le droit de se faire entendre.

Vous avez lu le discours qui a remporté le prix à l’Académie, l’Éloge de Colbert[3] ; je voudrais savoir ce que vous en pensez ; j’aime à soumettre mon jugement au vôtre.

J’ai été très-contente de vos Fragments sur l’Inde, et charmée de votre Épître à Marmontel. Nos beaux esprits y trouvent la fraîcheur de votre printemps ; et moi, qui n’ai pas leur éloquence, je dis que vous êtes et serez toujours modèle en tout genre. Ne négligez pas de l’être en amitié, et conservez-en pour la personne qui vous admire le plus, et qui vous aime le plus constamment et le plus tendrement ; cette personne, c’est moi, je ne devrais pas craindre que vous vous y méprissiez.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Il s’agissait alors du premier partage de la Pologne.
  3. L’Éloge de Colbert, par M. Necker, dont M. Walpole avait dit :

    « Je trouve l’Éloge l’ouvrage d’un homme d’un très-bon esprit, et d’un homme de bien, pas fort éloquent. Il y a des endroits obscurs et trop pressés ; et quoique en général l’auteur se sauve du galimatias clinquant d’aujourd’hui, il donne quelquefois trop dans les phrases abstraites qui sont en usage, et qui ne se trouvent jamais dans vos bons auteurs. En général, le discours est trop long, et surtout la première partie, qu’il aurait pu rendre plus courte, sans peser tant sur ce qu’il veut établir. Excepté le Phaeton, les comparaisons sont belles et justes. La quatrième partie est infiniment belle, touchante, attendrissante même, bien pensée, et, à peu de chose près, claire comme les bons auteurs. Somme totale, l’auteur me paraît un bon citoyen, homme assez profond, mais pas un génie assez versé dans son métier. Il ne frappe pas, mais il développe. Il persuade plus qu’il ne charme ; et à force de détails il laisse à soupçonner qu’il ne s’est pas trop persuadé. Il a l’air d’excuser les fautes de Colbert comme s’il demandait qu’on lui en tint compte comme des bienfaits. La protection des arts, des modes, des inutilités, tient lieu à Colbert de mérite. Il aurait mieux valu dire la vérité, que Colbert combattait le penchant de Louis pour la guerre, en servant son goût pour la magnificence. Sully n’aimait que le bien ; il osa combattre les goûts de son maître. Il est vrai que c’est Henri IV qui gagne sur Louis XIV plus que Sully sur Colbert. Sully connaissait la belle âme, le bon esprit de Henri, et se confiait aux retours du roi sur lui-même. Colbert, plus courtisan par nécessité, détournait les faiblesses de Louis plus qu’il ne les choquait, et se contentait de faire un bien médiocre pour sauver à la patrie un mal horrible. Pour les bien juger, il faudrait que Sully fut le ministre de Louis, et Colbert de Henri. Louis eût craint et haï Sully : il resterait à voir si son austère vertu se fut pliée aux manèges adroits et bien intentionnés de Colbert. Je doute que Colbert eut eu la fermeté de Sully vis-à-vis de Henri IV. »