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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8969

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 494-495).
8969. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
6 novembre.

Je remercie bien tendrement mon cher ange d’avoir songé à m’écrire au milieu des fêtes et du fracas de la cour. Ce qu’il y a de mieux, à mon avis, dans Sophonisbe, c’est qu’elle est la plus courte de toutes les tragédies ; et que, si elle a ennuyé de belles dames auxquelles il faut des opéras-comiques, elle ne les a pas ennuyées longtemps.

Les Lois de Minos auraient du moins produit un plus beau spectacle pour les yeux ; mais ces Lois de Minos sont malheureuses. Je ne veux pas croire que, parmi les grandes intrigues qui agitent quelquefois votre cour, il y en ait eu une contre Astérie. Je n’ai jamais rien entendu à tout ce qui s’est passé dans cette affaire, et j’ai fini par me résigner à la Providence, qui dispose de la scène française.

J’ai écrit un petit mot au maître des jeux sur la mort de sa fille[1], mais je ne lui ai rien dit cette fois-ci sur la mort des miennes. J’ai eu tant d’enfants qu’il faut bien que j’en perde quelques-uns.

J’ai entendu à Ferney la tragédie du Connétable de Bourbon, M. de Guibert ne récite pas trop bien, mais qui étincelle de beaux vers : il a bien de l’esprit, ce M. Guibert ! S’il commande jamais une armée, il sera le premier général qui ait fait une tragédie. Il est déjà le premier en France qui soit l’auteur d’une Tactique et d’une pièce de théâtre ; je dis en France, car Machiavel en avait fait avant lui tout autant en Italie ; et, par-dessus tout cela, il avait fait une conspiration.

Puisque mon cher ange se réjouit à Fontainebleau, j’en conclus que les affaires du Parmesan vont très-bien, et que toutes les affaires sont heureusement arrangées. Je lui en fais mon compliment, et je l’exhorte à jouir gaiement de la vie, pendant que je la supporte assez tristement : car, à la fin, l’extrême vieillesse et les extrêmes souffrances rendent un peu sérieux ; et il faudrait avoir un orgueil insupportable pour n’en pas convenir. Je fais contre fortune et contre nature bon cœur ; et je souhaite, mon cher ange, que vous n’en soyez jamais logé là. Conservez-moi toujours votre amitié, elle fera ma consolation.

  1. Jeanne-Sophie-Élisabeth Louise-Armande-Septimanie Du Plessis de Richelieu, épouse de Casimir, comte d’Egmont-Pignatelli, morte le 14 octobre au château de Braine en Picardie, dans la trente-troisième année de son âge.