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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 9003

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9003. — À M. LE BARON D’ESPAGNAC[1],
gouverneur de l’hotel royal des invalides.
À Ferney, 15 décembre.

La première chose que j’ai faite, monsieur, en recevant votre livre, ç’a été de passer presque toute la nuit à le lire avec mes yeux de quatre-vingts ans ; et le premier devoir dont je m’acquitte en m’éveillant est de vous remercier de l’honneur et du plaisir extrême que vous m’avez faits.

J’ai déjà lu ce qui regarde la guerre de Bohême, et je n’ai pu m’empêcher d’aller vite à la bataille de Fontenoy, en attendant que je relise tout l’ouvrage d’un bout à l’autre. On m’avait dit que vous donniez d’autres idées que moi de cette mémorable journée de Fontenoy[2] : je me préparais déjà à me corriger ; mais j’ai vu avec une grande satisfaction que vous daignez justifier le petit précis que j’en avais donné sous les yeux de M. le comte d’Argenson. Il n’appartient qu’à un officier tel que vous, monsieur, qui avez servi avec tant de distinction, d’entrer dans tous les détails intéressants que mon ignorance de l’art de la guerre ne me permettait pas de développer. Je regarde votre histoire comme une instruction à tous les officiers, et comme un grand encouragement à bien servir l’État. Vous rendez justice à chacun, sans blesser jamais l’amour-propre de personne. Vous faites seulement sentir très-sagement, par les propres lettres du maréchal de Saxe, combien il était supérieur aux généraux de Charles VII, électeur de Bavière. Il n’y a guère d’officier blessé ou tué dans le cours de cette guerre, dont la famille ne trouve le nom soit dans vos notes, soit dans le corps de l’histoire.

Votre ouvrage sera lu par toute la nation, et principalement par ceux qui sont destinés à la guerre.

Vous êtes très-exact dans toutes les dates, c’est le moindre de vos mérites ; mais il est nécessaire, et c’est ce qui manque aux Commentaires de César, et même à Polybe.

Vous ne pouviez, monsieur, employer plus dignement le noble loisir dont vous jouissez qu’en instruisant la nation pour laquelle vous avez combattu.

Agréez ma reconnaissance de l’honneur que vous m’avez fait, et le respect avec lequel je serai, tant qu’il me restera un peu de vie, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

P. S. Je viens de lire le portrait du maréchal de Saxe, qui est à la fin du second volume ; il est de main de maître, et écrit comme il convient. J’ose espérer qu’on fera bientôt une nouvelle édition in-4o, avec des planches qui me paraissent absolument nécessaires pour l’instruction de tout le militaire.

  1. Jean-Baptiste Damazet de Sahuguet, baron d’Espagnac, né en 1713, mort en 1783, est auteur d’une Histoire de Maurice, comte de Saxe, 1773, trois volumes in-4o ou deux volumes in-12.
  2. En ce qui concernait Richelieu ; voyez ci-dessus, lettre 8996 ; et tome XV, 244 ; XXXVIII, 461-462.