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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 9010

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 529-530).
9010. — À M. LE MARQUIS DE CONDORCET[1].
24 décembre.

Vous m’avez fait passer, monsieur, un quart d’heure bien agréable : cela ne m’arrive pas souvent. J’aime mieux voir Alexis Fontaine dans votre ouvrage qu’en original. Je l’ai entrevu autrefois ; il fit un voyage de sa terre à Paris sur un âne, comme les prophètes juifs ; son porte-manteau était tout chargé d’XX, que ces prophètes ne connaissaient pas. Vous tirez aurum ex stercore Ennii. Bernard de Fontenelle en tirait quelquefois du clinquant. Vous nourrissez et vous embellissez la sécheresse du sujet par une morale noble et profonde qui doit faire une grande impression, qui ne corrigera ni Fréron, ni Clément, ni Sabatier, mais qui enchantera tous les honnêtes gens.

Ce qui m’étonne, c’est que Fontaine aimât Racine. C’est le plus bel éloge qu’on ait jamais donné à ce grand poëte. J’ai connu dans mon enfance un chimiste nommé La Ligerie ; c’est de lui que nous vient la poudre des Chartreux. On le mena un jour à Phèdre il se mit à rire à la première scène, et s’en alla à la deuxième. L’aventure de Fontaine et de son avocat me parait beaucoup plus plaisante. Si vous avez besoin de votre copie, monsieur, je vous la renverrai en vous demandant la permission d’en faire une pour moi, qui ne sortira pas de mes mains.

Je ne sais si vous avez fait de nouvelles découvertes en mathématiques ; j’ignore même si on peut en faire de grandes ; mais il me semble que vous en faites dans le cœur humain, ce qui me paraît tout aussi difficile.

Le mauvais plaisant de Grenoble, qui s’était un peu égayé sur les comètes, est bien obligé au grand philosophe, quel qu’il soit, d’avoir daigné prendre le parti de ses oreilles contre d’autres oreilles. Continuez, monsieur, à protéger la raison, qui est toujours persécutée en plus d’un genre. Le petit troupeau des gens qui pensent n’en peut plus ; vous savez qu’il y a des gens puissants qui ressemblent au docteur Balouard. Ce docteur ne voulut jamais d’autre valet que le balourd Arlequin, parce qu’il s’imaginait qu’Arlequin ne pourrait jamais découvrir ses turpitudes, et il se trompa : des gens d’esprit l’auraient beaucoup mieux servi qu’un sot. Puissiez-vous, avec d’Alembert, détromper le docteur Balouard ! Peut-être à vous deux formerez-vous un nouveau siècle. Je quitterai bientôt le mien en vous regrettant tous deux, et en emportant dans le néant ma très-respectueuse amitié pour vous. V.

  1. Œuvres de Condorcet, tome Ier ; Paris, 1847.