Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9041

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 554-556).
9041. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
30 janvier.

Je commence par vous dire, monseigneur, que de tous mes confrères de quatre-vingts ans, je suis sans contredit le plus fou, puisque je donne, à mon âge, des pièces de théâtre. Ceux qui ont fait une cabale contre Sophonisbe sont des jeunes gens qui sont encore plus fous que moi. Le dévot sexe féminin, qui prétendait que l’auteur de la nouvelle Sophonisbe n’est pas assez pieux, était encore plus fou que tout le reste, surtout si on ajoutait deux lettres à cette belle épithète de fou.

J’avais imaginé que ces bagatelles pourraient être une occasion de faire parler de ce que vous savez[1] ; et c’est encore une autre espèce de folie, car, après tout, la sagesse consiste à savoir vivre et mourir en paix où l’on est.

Il m’est venu, ces jours passés, un Russe infiniment aimable[2] qui a gouverné pendant quinze ans despotiquement un empire de deux mille lieues de long, et qui me paraît avoir la triste folie de n’être point heureux. J’ai conclu de là qu’il ne faut ni courir après des chimères, ni les regretter.

À propos de chimères, je n’ai jamais su quels acteurs jouaient dans Sophonisbe, excepté Lekain. Je ne connais personne des sénateurs et des sénatrices du tripot. C’est vous qui avez la bonté de m’apprendre que Brizard a joué Lélie ; je ne sais pas encore qui a joué Scipion.

Je ne savais pas qu’une première représentation fût un jour de bataille, ni qu’il fallût prendre ses postes et avoir un mot de ralliement ; mais, puisque vous avez daigné faire la guerre pour moi, et me traiter comme la ville de Gênes, permettez-moi de vous en faire mes très-humbles et très-sincères remerciements.

Je vous avais mandé[3] qu’on m’avait écrit d’abord qu’on ne vous rendait pas justice dans l’histoire du maréchal de Saxe ; mais, ayant vérifié le contraire le lendemain[4], je vous écrivis qu’on vous rendait toute la justice qui vous était due. Ce que j’avais écrit sur la bataille de Fontenoy[5], sous les yeux de M. d’Argenson, et d’après les lettres de tous les officiers, s’est trouvé entièrement conforme à ce qu’en dit M. d’Espagnac. Il est vrai qu’il ne dit pas tout ; il supprime l’ordre donné, deux fois de suite[6], par le maréchal de Saxe, d’évacuer le poste d’Antoin ; mais, s’il fait des péchés d’omission, il me paraît qu’il n’en fait point de commission[7].

J’ai répondu, je crois, à tous les points de la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire. Il ne me reste qu’à attendre doucement le temps où je pourrai venir faire ma cour à mon héros dans son royaume. Je vous prierai de me recommander au meilleur apothicaire de Bordeaux : j’ai plus besoin de ces messieurs que de tous les rois de l’Europe. Il y a près de quatre-vingts ans que mon sort dépend absolument d’eux. Parmi tout ce qui vous distingue des autres hommes, je ne compte pas pour peu de chose l’habileté que vous avez eue de vous mettre au-dessus de tous les apothicaires, en étant un bon chimiste, et en étant votre médecin à vous-même. Puisse ce bon médecin conserver très-longtemps la vie de mon héros, et le tenir toujours en état de goûter tous les plaisirs ! car mon héros est né pour eux, aussi bien que pour la gloire. Ses bontés font ma plus grande consolation.

Agréez le tendre respect du vieux malade.

  1. Du retour de Voltaire à Paris.
  2. Jean Schouvalow ; voyez lettre 8978.
  3. Lettre 8996.
  4. Cette seconde lettre manque.
  5. Voyez tome XV, page 244.
  6. Voyez ibid., pages 243-244.
  7. Expressions de Bayle dans le paragraphe 4 de la préface de la première édition de son Dictionnaire.