Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8978
Mon cher philosophe, aussi intrépide que circonspect, et qui avez grande raison d’être l’un et l’autre, voici une petite assiette de marrons que Raton envoie à son Bertrand. Je les avais adressés à M. de Condorcet ; mais je crois qu’il est toujours à la campagne, et je vous les fais parvenir en droiture. Ces marrons sont comme les livres de mon libraire Caille : ils ne valent rien qui vaille[1], mais il est juste que je vous fasse lire ma satire contre M. de Guibert, qui m’a d’ailleurs paru un homme plein de génie, et, ce qui n’est pas moins rare, un homme très-aimable. Je m’intéresse à son Connetable de Bourbon[2], d’autant plus que ce grand homme passa par Ferney en se réfugiant chez les Espagnols. Tous les jésuites aujourd’hui, qui ne sont pas de si grands hommes, veulent se réfugier en Silésie et dans la Prusse polonaise, chez le révérend père Frédéric. Riez donc, et riez bien fort.
La dédicace d’une église catholique a été faite, comme vous savez, à Berlin. Je ne sais si les sociniens en obtiendront une.
Ne croyez-vous pas lire les Mille et une Nuits, quand vous voyez combien de millions Catherine II donne aux princesses de Darmstadt et au comte Panin ? Où prend-elle tant d’argent, après quatre ans d’une guerre si vive et si dispendieuse, tandis que M. l’abbé Terray ne me paye pas, après dix ans de paix, un pauvre petit argent qu’il m’avait pris chez M. Magon ?
Mon cher philosophe, vous seriez actuellement aussi riche que M. Necker si vous aviez été en Russie. C’était à la cour de France de récompenser dignement votre noble désintéressement ; mais vous en êtes dédommagé par les bontés de l’abbé Sabatier : c’est toujours quelque chose.
Je ne sais où est Diderot ; il était tombé malade à Duisbourg. en partant de la Haye pour aller chez l’impératrice des Mille et une Nuits.
Nous avons actuellement à Ferney l’ancien empereur Schouvalow[3] ; c’est un des hommes les plus polis et les plus aimables que j’aie jamais vus. Tout ce que je vois de Russes me persuade toujours qu’Attila était un homme charmant, et que la sœur d’Honorius fit très-bien de partir en poste pour aller l’épouser. Si malheureusement elle ne s’était pas fait faire en chemin un enfant par un de ses valets de chambre, nous pourrions avoir aujourd’hui de la race d’Attila sur quelque trône de l’Europe, et peut-être sur la chaire de saint Pierre.
Bonsoir, mon très-cher et très-illustre Bertrand.
- ↑ Voyez les deux premiers vers de la Tactique, tome X.
- ↑ Titre d’une tragédie de Guibert.
- ↑ Voyez lettre 9041.