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Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9058

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Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 573-574).
9058. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 4 mars.

J’aurais bien voulu remercier plus tôt mon héros de sa très-aimable et très-plaisante lettre ; mais, pour écrire, il faut exister. La fin des hivers m’est toujours fatale. On dit que les Romains ne donnèrent le nom de février au mois dont nous sortons, qu’à cause de la fièvre. J’ai été traité comme un ancien Romain ; c’est peut-être parce que je me suis avisé de refaire Sophonisbe. Il ne faut point chanter avec une vieille voix enrhumée.

C’est à mon héros à briller toujours dans sa belle et noble carrière. Son esprit et son corps ne vieilliront point. Il y a des êtres pour qui la nature a été prodigue aux dépens du pauvre genre humain. Mon héros est de ce petit nombre des élus. Le voilà d’ailleurs assez bien établi dans le monde par lui-même et par les siens.

Je voudrais bien savoir ce que pensent MM. Grateau, Martineau, Lardeau, Quatrehommes, Quatresous[1], quand ils voient celui qu’ils ont entaché, si bien détaché et si net.

On me dit que vous préférez le gouvernement de notre bonne ville, où vous êtes né, à celui du prince Noir[2] ; que vous voulez jouir du palais que vous avez embelli ; que vous voulez rester au centre de votre gloire. Soit : partout où vous serez, vous règnerez, et je serai toujours votre fidèle sujet.

On m’a un peu alarmé pour ma Sémiramis du Nord ; mais les Ninias ne reparaissent que dans l’élégante tragédie de Crébillon ou dans la mienne. Elle-même m’a écrit une lettre tout à fait plaisante[3] sur la résurrection de son mari. C’est une dame unique : elle se joue d’un empire de deux mille lieues, et fait mouvoir cette énorme machine aussi aisément qu’une autre femme fait tourner son rouet.

J’aurais bien voulu voir son conseil de législation, dans lequel elle rassemble des chrétiens de toute secte, des musulmans, et des païens. Elle a auprès d’elle deux jeunes chambellans, dont l’un est un jeune comte de Schouvalow, qui fait des vers français mieux que toute votre Académie. Diderot croit être à Versailles dans les beaux jours de Louis XIV. Vous seriez-vous douté, monseigneur, il y a quarante ans, que Pétersbourg serait une ville toute française ? Si vous preniez parti pour le Turc, ce serait attaquer votre patrie.

On prétend que vous voulez ressusciter les jésuites, à l’exemple du roi de Prusse. J’ajouterai cela au chapitre des contradictions qui règnent dans ce monde. Je commence à croire qu’on me donnera un évêché.

Je bavarde trop pour un vieux malade. Il faut aimer son héros, mais il ne faut pas l’ennuyer.

  1. Conseillers au parlement de Paris, qui avaient entaché le duc d’Aiguillon ; voyez tome XXVIII, page 382.
  2. La Guienne ou Aquitaine, dont Richelieu était gouverneur.
  3. Lettre 9036.