Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/19

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 150-153).
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XIX

M. Toussaint, autrefois avocat et aujourd’hui aux gages de libraires, vient de publier un ouvrage de morale intitulé les Mœurs[1]. Cet auteur examine ce que nous devons à Dieu, à nous-mêmes et à la société. La première partie est d’un pur déiste. Il y a des plaisanteries moins grossières qu’on n’a coutume de les faire contre la révélation en général et contre quelques usages ou abus de la religion catholique en particulier. La seconde partie se trouve presque partout et d’une façon plus marquée dans l’Essai sur l’homme, par Pope. La troisième partie, qui traite des vertus sociales, est telle qu’on pouvait l’attendre d’un homme qui est dans l’habitude de réfléchir jusqu’à un certain point, mais qui vit retiré, qui est chagrin, et qui manque des commodités de la vie. Il y a dans ce livre des raisonnements, des maximes, des portraits. Le tort général de cet ouvrage est d’être superficiel, de manquer d’ordre dans le détail, d’omettre plusieurs choses essentielles et de se trop appesantir sur les superficielles. Je dirais que c’est un cours de philosophie bourgeoise où il y a plus d’esprit dans le tour que dans la chose même, plus de vérité que de lumière, plus d’imagination que de sentiment, plus de médiocre que de bon ou de mauvais. Ce livre, qui fait ici beaucoup de bruit, déplaît aux connaisseurs parce qu’il n’est pas excellent ; aux magistrats parce que le culte reçu y est tourné en ridicule, à la cour parce qu’on y trouve les portraits de la reine et de Mme  la marquise de Pompadour. Je vais transcrire ce hardi morceau :

« Irène est née de parents illustres, mais malheureux. Le sort de son enfance fut d’être reléguée au fond d’un cloître. Là. les germes féconds de vertus qu’elle avait dans le cœur, cultivés par des mains habiles, s’accrurent et fructifièrent de jour en jour. Lorsque le maître des humains l’eut jugée sufisamment prémunie par des principes de sagesse inaltérables contre la séduction de l’exemple, de la grandeur et des plaisirs, il l’éleva par un coup de sa providence inattendue à un rang plus éminent encore que celui de ses pères, et la transporta sur le théâtre le plus brillant de l’univers, écueil dangereux pour une vertu moins affermie. Irène est un roc inébranlable. Environnée de flatteurs, elle est humble ; dans le centre du tumulte, elle est retirée ; dans un air infecté d’irréligion, sa piété n’est point ralentie ; sous l’éclat pompeux des riches ajustements, elle porte un front modeste. Autour d’elle règnent la dissimulation, le parjure et la trahison ; sur ses lèvres règnent la candeur, la droiture et la sincérité.

« Mais placez sur le même théâtre la jeune Chloé ; la licence qui y règne, loin de l’effaroucher, ne fera que seconder ses vues ; on s’y comporte comme elle entend s’y comporter ; plus de circonspection lui serait à charge. Connaissez Chloé d’origine, et vous ne craindrez point que l’exemple la gâte. Son goût décidé pour la volupté avait prévenu les effets de l’exemple, et son éducation n’avait fait que fortifier son goût. »

— On peut hardiment attribuer aux mauvais traducteurs les préjugés de quelques modernes contre les auteurs de l’antiquité. La bassesse du style, les contre-sens et une foule d’autres défauts n’inspirent pas beaucoup de vénération pour les modèles de la Grèce et de Rome à ceux qui ignorent les langues savantes. Qui n’a lu que Mme  Dacier, dit Voltaire, n’a pas lu Homère. Si M. Dacier est ainsi traitée, et avec juste raison, quel jugement doit-on porter de la traduction nouvelle des Amours d’Abrocome et d’Anthia faite du grec de Xénophon, par M.  Jourdan[2] ? Cet auteur vient de faire revivre l’exemple du tyran Mézence en joignant un corps mort à un corps vivant. Voici le sujet et la suite de ce roman : Lycomède et Thémiste, de la ville d’Éphèse, eurent de leur mariage un fils nommé Abrocome, dont la beauté surpassait tout ce qu’on peut dire. Ce don frivole lui inspira tant d’orgueil qu’il ne croyait pas à l’Amour. Ce petit dieu, pour se venger d’Abrocome, choisit un jour de fête solennelle consacré à Diane, où le peuple en foule allait honorer la déesse. Abrocome aperçoit Anthia parmi les jeunes filles ; Vénus même n’était pas plus belle. Il sent percer aussitôt son cœur du trait le plus vif et brûle pour Anthia. À peine la cérémonie est-elle finie qu’il cherche à s’approcher d’elle. Anthia n’était pas plus tranquille, elle avait aussi ressenti l’effet de la présence d’Abrocome. Plusieurs obstacles s’opposent à leurs désirs. La belle Anthia devient triste et rêveuse, Abrocome sèche et languit ; tous deux sans le savoir adressent à la déesse les mêmes vœux. Enfin les parents des deux amants, inquiets de ce changement subit, vont consulter l’oracle, qui leur répond qu’il faut unir les deux amants, mais qu’après leur mariage, ils doivent s’exposer à des périls affreux sur terre et sur mer pour apaiser les dieux. On obéit. À peine nos deux époux ont-ils goûté les douceurs du mariage, qu’ils sont obligés de s’embarquer pour obéir à l’oracle. Après une navigation longue et tranquille, leur vaisseau est attaqué par des corsaires. Abrocome et Anthia sont faits esclaves : la beauté d’Abrocome fait tant d’impression sur Corimbe, chef de ces brigands, qu’il en devient passionnément amoureux. Euxine, confident de Corimbe, brûle pour Anthia ; mais ces deux époux, fidèles l’un à l’autre, ne répondent point aux désirs de leurs ravisseurs, qui, obligés de rendre compte de leur prise à leur maître, ne peuvent lui cacher les deux esclaves qu’ils voulaient se réserver. Ils sont conduit à Apsirte, qui était celui qui faisait armer ces corsaires. Abrocome et Anthia sont destinés à servir chez cet Apsirte. Sa fille devient passionnée pour Abrocome ; mais, comme il ne veut point satisfaire à ses désirs, elle emploie la calomnie pour le perdre. On le déchire de verges, on l’accable de chaînes, on le jette dans une affreuse prison. Pour surcroît de malheur, la fille d’Apsirte emmène avec elle Anthia dans une province éloignée. Là, elle veut la faire périr et charge de ce soin affreux un chevrier. Ce misérable en a pitié et la vend. Abrocome, quelque temps après, est reconnu innocent ; on lui rend sa liberté. Il s’en sert pour aller chercher sa chère Anthia. Il est pris encore par une troupe de brigands ; Anthia éprouve le même sort. Enfin ils essuient tour à tour la colère des dieux, et, après bien des épreuves cruelles, ils se revoient aussi tendres et aussi fidèles qu’avant toutes leurs disgrâces.

Je ne vous ferai point de réllexions sur le roman ; ce qu’il y a à dire pour ou contre ne vous échappera pas. Le traducteur mérite moins de ménagements. Comme provençal, il devrait avoir du feu, et il est glacé ; comme poëte, il devrait avoir un style noble, et il l’a rampant : comme jeune homme, il devrait sentir, et il ne sent rien ; comme satellite de M. de Fontenelle, il devrait avoir de la délicatesse, et il est tout à fait grossier. Sa préface est longue, ennuyeuse et insolente ; sa traduction mauvaise, languissante et infidèle ; ses notes inutiles, ridicules et pédantesques. Quelqu’un a appelé une traduction une tapisserie de Flandre à l’envers. Mme  de La Fayette comparait un traducteur à un laquais qui va rendre en termes maussades les compliments que sa maitresse l’a chargé, en termes choisis, de porter quelque part. M. Jourdan est pis que tout cela. Son roman ne serait jamais sorti du néant sans Mme  de Tencin, qui s’est chargée de le vendre. L’usage s’introduit en France de faire répandre les ouvrages de bel esprit par les femmes à la mode ; ce qui à fait dire que les livres ne se vendent plus comme autrefois sous le manteau, mais sous la jupe.

— On recut hier jeudi, 3 de ce mois, à l’Académie française, MM. d’Argenson et Gresset. Le discours du premier fut trouvé d’une modeste simplicité et convenable à un homme de son état, qui n’entre pas à l’Académie pour cultiver directement les muses, mais pour les protéger. On a surtout applaudi à l’éloge qu’il a fait de Louis XV, sans bassesse et sans flatterie.

Le discours de M. Gresset, plus brillant et plus éloquent, a réuni tous les suffrages. Il a beaucoup insisté sur la probité en général, et sur celle de M. Danchet, en particulier. Je crois que ce discours perdra beaucoup à l’impression, parce qu’il y a plus de grands mots que de grandes choses.

M. de Boze, directeur de l’Académie, a parlé longuement et platement ; c’est un bonhomme qui n’a été heureux ni dans les éloges qu’il a donnés, ni dans ceux qu’il a supprimés. Il a ridiculement loué M. d’Argenson et il a eu tort de ne pas louer M. Gresset.

M. de Marivaux a terminé la séance par quelques réflexions sur les auteurs anciens et modernes. Ses portraits sont comme tout ce qui est parti de sa plume, un mélange de grand, de burlesque et de familier.

  1. Les Mœurs par Panage, Amsterdam, 1748, in‑12. Souvent réimprimé ai siècle dernier.
  2. S. 1. (Paris), 1748, in-12, vignettes de Humblot, gravées par Maisonneuve.