Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/36

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 238-243).
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XXXVI

Depuis quelque temps nous ne voyons plus de tragédies à l’Opéra. Le public paraît avoir un goût décidé pour les ballets où il y a moins d’intérêt et plus d’agrément. On en donne actuellement un dont les paroles sont de Cahusac et la musique de Rameau, qui réussit très-bien. Il est intitulé les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour[1]. On le donna une fois à la cour au temps du mariage de Mgr  le Dauphin. La ville, qui se connaît mieux en musique que la cour, en jouit maintenant et lui fait plus d’accueil.

Dans la première entrée, un peuple instruit, respirant l’amour et le plaisir, vient à bout d’adoucir un peuple d’Amazones sauvages ; cette entrée est remplie d’un spectacle noble et intéressant.

La seconde entrée est une fête qu’on célébrait dans l’Égypte en l’honneur du dieu des eaux. Ce jour de joie devait être ensanglanté par le sacrifice d’une jeune fille, lorsque le dieu du Nil sortit des eaux pour s’opposer à un sacrifice aussi barbare. Cette entrée est un peu froide, mais elle est soutenue par le débordement du Nil qui est peut-être la plus belle décoration qu’on ait vue sur notre théâtre.

Dans la troisième entrée, Aruéris, reconnu chez les Égyptiens pour le dieu des Arts, donne une fête où les arts disputent le prix entre eux ; sa maîtresse remporte celui de la voix, et c’était le but qu’il s’était proposé ; il y a dans cette entrée une musette fort applaudie, la voici :

Ma bergère fuyait l’amour.
Mais elle écoutait ma musette ;
Ma bMa muse discrète,
MaPour ma flamme parfaite
N’osait demander du retour.
Ma bergère aurait craint l’amour.
Mais je fis parler ma musette ;
Ses sons plus tendres chaque jour
Lui peignaient mon ardeur secrète ;
Si ma bouche restait muette
Mes yeux s’expliquaient sans détour.
Ma bergère écoutait l’amour
Croyant écouter ma musette.


Avant qu’on ne jouât les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, on avait donné Pygmalion, qui avait occasionné ces jolis vers du célèbre M.  Piron :

Certain sculpteur d’amour, je sais le fait,
En façonnant une sienne statue,
La tâtonnait ; tout tâtonnant disait :
« Que de beautés ! si cela respirait,

Que de plaisirs ! » Notez qu’elle était nue.
Bref, dans l’extase et l’âme toute émue,
Laissant tomber le ciseau de sa main,
Avide, il baise, admire et baise encore,
Dans ses regards, dans ses vœux incertains,
Presse en ses bras ce marbre qu’il adore,
Et tant, dit-on, le baisa, le pressa, —
Mortels, aimez, tout vous sera possible, —
Que de son âme un rayon s’élança,
Se répandit dans ce marbre insensible
Qui, par degré devenu plus flexible,
S’amollissant sous un tact amoureux,
Promet un cœur à son amant heureux.
Sous cent baisers d’une bouche enflammée
La froide image à la fin animée
Respire, sent, brûle de tous les feux,
Soupire, étend ses bras, ouvre ses yeux,
Voit son amant plus tôt que la lumière ;
Elle le voit, et déjà veut lui plaire,
Craint cependant, dérobe ses appas,
Se cache au jour, dompte son embarras,
Et rougissante à son vainqueur se livre.
Puis, moins timide, en souriant tout bas,
Avec transport de tendresse s’enivre,
Presse à son tour son amant dans ses bras,
L’anime enfin à de nouveaux combats,
Et semble aimer même avant que de vivre.

ENVOI.


Toi dont l’esprit, les grâces m’ont charmé,
Puissent mes vers transmettre en toi ma flamme !
Permets qu’Amour par moi te donne une âme.
Qui n’aime point est-il donc animé ?

— Tout est extraordinaire dans un ouvrage qu’on vient d’imprimer en deux volumes et qui fait beaucoup de bruit par la hardiesse des sentiments qu’on y a hasardés. Il est intitulé Telliamed, ou Entrelien d’un philosophe indien et d’un missionnaire français[2]. L’auteur est M.  Maillet, consul au Caire et qui était auparavant secrétaire de M.  Delahaye, ambassadeur de France à Constantinople. La folie de M.  Maillet, d’ailleurs homme ferme, courageux et très-expérimenté dans le commerce du Levant, était de croire que Moïse et par conséquent le peuple juif n’avaient jamais été en Égypte. Il avait pour cela parcouru dix-sept fois cette vaste et presque déserte contrée, et il prétendait prouver son extravagante pensée par le local du pays. J’ai vu sur cela un ouvrage de sa main où il y a beaucoup de recherches, mais qui est heureusement peu connu.

Le système que présente Telliamed est un réchauffé de l’ancien système de Thalès. Il prétend que tout vient de l’eau, qui, en s’épaississant, a formé la terre et ses diverses productions ; que les arbres, les plantes et les fleurs ne sont que des richesses de la mer qui ont trouvé à végéter sur la terre, à s’y nourrir et à se multiplier ; enfin que les hommes avec tous les animaux, de quelque espèce qu’ils soient, ne sont que des poissons transformés en animaux et en hommes. Au milieu de toutes ces visions, il se trouve d’utiles recherches de physique et d’histoire naturelle, tant sur les endroits que la mer couvrait autrefois et qu’elle a laissés, que sur les amas de coquillages, de poissons pétrifiés et de productions marines qu’on rencontre aujourd’hui dans des lieux très-éloignés de la mer.

L’éditeur suppose le système de Telliamed comme nouveau, et pour l’accréditer il dit, d’après M.  de Fontenelle, beaucoup de mal des opinions que les anciens nous ont transmises, comme si parmi ces opinions il n’y en avait pas beaucoup de vraies, et auxquelles nous sommes obligés de revenir. Il dit en fait, d’après le même M.  de Fontenelle, qu’un seul homme qui réclame contre une opinion reçue a plus de pouvoir pour la détruire que n’en ont deux cents hommes qui l’adoptent pour l’assurer et pour en fonder la certitude ; ce qui est absolument faux. Préjugé pour préjugé, je n’en connais point de plus grand que l’antiquité d’un système et le concours de ceux qui l’ont adopté et qui l’adoptent encore. Ce système a pour lui toute l’autorité qu’il peut avoir et que méritent les choses de la vie.


vie de boursault.

Boursault est né en Bourgogne en 1638, et mort en 1701, Boursault ayant fait en 1671, par ordre du roi, pour l’éducation du dauphin, un livre qui a pour titre l’Étude des souverains, ce prince en fut si content qu’il se le fit lire plusieurs fois, et il en crut l’auteur si capable de contribuer à former la jeunesse d’un grand prince qu’il lui fit l’honneur de le nommer sous‑précepteur de Monseigneur ; mais comme Boursault n’avait jamais étudié le latin, il ne put pas occuper un poste si honorable.

Boursault faisait en vers, tous les huit jours, une gazette qui plaisait beaucoup au roi et à toute la cour. Une semaine s’étant trouvée stérile en nouvelles, le gazetier se plaignit à la table de M.  le duc de Guise de n’avoir rien de divertissant dont il put remplir sa gazette. Ce prince s’offrit alors à lui donner un sujet tout propre à réjouir le roi et la cour. C’était une aventure arrivée à la porte de l’hôtel de Guise, chez une brodeuse fort en vogue, où les capucins du Marais faisaient broder un saint-François. Un jour que leur sacristain était allé chez la brodeuse voir où en était l’ouvrage, il s’endormit profondément la tête sur le métier où il regardait travailler. L’habile et malicieuse ouvrière, qui en était à broder le menton du saint, saisit l’occasion favorable d’ajuster artistement la longue barbe du révérend père, pour composer en diligence la barbe de saint François. Au réveil du religieux, aussi étonné qu’indigné de se trouver pris par un endroit qu’il croyait si respectable, il y eut un débat assez plaisant entre lui et la brodeuse pour savoir à qui resterait cette barbe, et si ce serait au saint fondateur ou à son humble disciple qu’on serait forcé de la faire. Ce fut dans cette aventure que le jeune auteur, en brodant une seconde fois cette vénérable barbe, fit la plus jolie de toutes ses gazettes par un esprit de badinage et nullement d’impiété. Le roi, qui était jeune, en rit beaucoup et n’y trouva point à redire. La vertueuse reine Marie-Thérèse, qui était la piété même, ne laissa pas d’en rire aussi et n’en fut point scandalisée. Toute la cour, à l’envi, en apprit les vers par cœur. Mais le confesseur de cette princesse, qui était un cordelier espagnol, n’entendit pas raillerie. Irrité encore par les capucins qui criaient vengeance contre l’outrage fait à leur séraphique père, il mit le scrupule dans l’esprit de cette pieuse reine et l’obligea de demander au roi une punition exemplaire. Sa Majesté voulut par bonté tourner la chose en raillerie, et dit même à cette princesse tout ce qu’il put pour l’adoucir ; mais, la voyant obstinée à le prendre au sérieux, il la laissa la maîtresse de faire tout ce qu’elle voudrait. La reine, toujours excitée par le père confesseur qui lui en faisait un point de conscience, manda M.  le chancelier Séguier, à qui elle ordonna de retirer le privilège accordé à l’auteur et de l’envoyer à la Bastille jusqu’à nouvel ordre pour lui apprendre à ne plus badiner avec les saints. Ce grand chef de la justice, protecteur de tous les gens de lettres et qui honorait particulièrement M.  Boursault de ses bontés, ne trouva pas le délit aussi grand que l’était la colère de la reine ; mais, en obéissant aux ordres de Sa Majesté, il eut seulement l’attention d’ordonner à l’officier qu’il chargea des siens de laisser à l’auteur, quand il irait l’arrêter, tout le loisir nécessaire pour écrire au roi et à ses protecteurs. Boursault, qui, bien content de lui-même et du succès de sa gazette, ne s’attendait à rien moins qu’au compliment de cet officier qui était de ses amis, commence par le prier de se mettre à table avec d’autres jeunes gens d’esprit qui déjeunaient ce matin-là chez lui, et, quoiqu’il ne fût pas content du gîte où il devait coucher, il ne perdit rien de sa belle humeur et il se servit du temps qu’on lui laissait pour écrire au grand Condé, son protecteur déclaré. Ce prince eut la bonté d’en parler aussitôt au roi qui fit révoquer sur-le-champ l’ordre d’aller à la Bastille, mais qui, par considération pour la reine, fit défendre au coupable de travailler à la gazette et, de plus, lui retira sa pension de 2,000 livres.

Despréaux étant allé aux eaux de Bourbon pour une extinction de voix et y étant resté beaucoup plus de temps qu’il ne l’avait cru, Boursault, qui était receveur des tailles à Montluçon, en Bourbonnais, apprit par un de leurs amis communs que son censeur était dans son voisinage et qu’il y manquait d’argent. Il n’hésita pas seulement un moment à aller le trouver à Bourbon, et il lui porta une bourse de 200 louis. Despréaux fut en même temps si surpris et si touché de cette générosité qu’il avait si peu méritée, qu’il se réconcilia sincèrement et lia avec lui une étroite et tendre amitié.

  1. Représenté pour la première fois à Versailles, le 15 mars 1747, et à Paris le 25 novembre 1748.
  2. Amsterdam, 1748, 2 vol. in-8. Publié par Guers sur les manuscrits de Benoît de Maillet, mort en 1738. L’abbé Le Mascrier en a donné une édition augmentée, Paris, 1755, 2 vol. in‑12.