Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/40

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 259-262).
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XL

J’ai eu l’honneur de vous entretenir autrefois de l’Anti-Lucrèce, ce fameux poëme du cardinal de Polignac. Si je m’en souviens, je vous disais que c’était un ouvrage où régnaient une physique surannée, une métaphysique commune, une logique peu exacte, une poésie ingénieuse, variée, élégante, mais languissante, diffuse et remplie de gallicismes. M. de Bougainville, jeune écrivain qui réunit l’esprit et le savoir, vient d’en donner une traduction qui me paraît mériter de très-grands éloges. J’y trouve de la netteté, du nerf et de l’harmonie. Le discours qu’il a mis à la tête mérite une attention particulière ; il y parle de Lucrèce d’une manière embarrassée, du cardinal de Polignac avec dignité, de lui-même et de sa traduction avec décence. Cette espèce de préface, qui gagnerait à être courte, est écrite d’un style fort élevé, remplie de réflexions fines et neuves, fondée sur des principes très-lumineux. J’y désirerais un peu plus de liaison dans les idées et quelques répétitions de moins.

— Il y a quelques années qu’une société de gens de lettres fit en commun un ouvrage intitulé les Étrennes de la Saint-Jean. Ce livre renfermait des idées assez fines et assez plaisantes sur les expressions les plus grossières du bas peuple de Paris. On se partagea sur le mérite de cette production ; les uns relevaient aux cieux, les autres la mettaient au-dessous de rien. Voltaire se fit alors beaucoup d’ennemis en écrivant au roi de Prusse : « Comme vous ne jugez pas de tous nos guerriers par l’aventure de Lintz, aussi vous ne jugez pas de tous nos beaux esprits par les Étrennes de la Saint-Jean. » M. le comte de Caylus, célèbre dans ce pays-ci par le goût qu’il a pour les arts et par la protection qu’il accorde à ceux qui y excellent, a entretenu le goût du burlesque par quelques ouvrages de cette nature qu’il a donnés de temps en temps. Vadé, auteur peu connu et encore moins estimé, vient de travailler en ce genre. Il a donné des lettres d’un pêcheur de la Grenouillère à une blanchisseuse de linge fin[1]. Le sujet de cette brochure est simple. Un jeune homme a pris de l’amour pour une jeune iille ; ils se rendent mutuellement compte de leurs sentiments ; les deux acteurs disent toujours ce qu’ils doivent dire, et se trouvent toujours dans des situations où ils se doivent trouver. La grossièreté du style empêche que beaucoup de gens sentent la finesse des plaisanteries qui sont dans ce petit ouvrage.

— Il y a environ huit jours que la tragédie de Catilina, qu’on joue encore, est imprimée. Depuis ce temps-là il s’en est vendu cinq mille exemplaires à Paris, où les pièces les plus applaudies n’ont jamais joui de tant de faveur.

Il s’en faut beaucoup que celle de Crébillon ait autant d’admirateurs qu’elle a de lecteurs. Un homme d’esprit, mon ami, vient de m’envoyer quelques vers où il dit assez nettement ce qu’il pense de la pièce nouvelle. Vous jugerez s’il a tort ou s’il a raison :

Assembler un sénat pour le déshonorer,
Dégrader les héros de la superbe Rome,
Immoler leur vertu aux forfaits d’un seul homme,
Sont-ce là les beautés que l’on doit admirer ?
Des vers les mieux frappés la puissante énergie
D’un sujet révolté fait-il l’apologie,
Et pour faire briller son horrible attentat
Devait-on obscurcir la gloire du sénat ?
Où sont donc les ressorts de cette politique
Capable d’éblouir l’esprit de Cicéron ?
Catilina partout n’est qu’un vrai fanatique

Et jeo ne trouve point l’inflexible Caton.
C’est blesser le respect que l’on doit à l’histoire.
À des noms consacrés oser faire un affront !
Ah ! si j’interrogeais les filles de mémoire,
Une rougeur subite irait couvrir leur front.
Français depuis un an, Anglais par ma naissance,
Je pense que l’auteur de la pièce du jour
Trouvera que je parle avec irrévérence,
Mais il vient d’outrager l’objet de mon amour ;
Cicéron est mon maître, et je lui suis fidèle ;
D’Olivet et Prévost approuveront mon zèle.
Si cette tragédie est l’œuvre de trente ans,
Et qu’on ait murmuré d’une si longue attente,
Je le dis hardiment : malgré tous ses talents,
L’auteur aurait bien fait d’en attendre encor trente.

— Il y a quelques années que Louis XV envoya MM. Gaudin, Bouguer et La Condamine dans le nouveau monde pour faire des observations sur la figure de la terre. Le roi d’Espagne joignit à ces trois messieurs deux capitaines de frégate pour leur faciliter leurs opérations. Lorsque les astronomes français furent sur le point de retourner en Europe, ils firent bâtir sous l’équateur quelques pyramides où ils firent graver le nom du prince qui les avait envoyés, leurs propres noms et le détail de leurs découvertes. À peine furent-ils partis que les Espagnols renversèrent ces monuments de la gloire des Français et s’approprièrent tout l’honneur de cette entreprise. Ils ont fait plus : ils viennent de publier trois gros volumes dans lesquels les Français jouent un assez mauvais rôle, et n’ont que peu de part aux travaux et au succès. Nos mathématiciens, M. La Condamine surtout, n’ont pas trouvé cela bien ; ils ont obtenu du magistrat une défense pour tous les journalistes de parler avantageusement de cet ouvrage. Cette affaire est presque devenue une affaire d’État, et bien des gens disent en plaisantant que les deux cours seront obligées de nommer des plénipotentiaires pour régler ce différend. Depuis qu’on ne fait plus la guerre avec l’épée, il faut bien qu’on la fasse avec la plume.

— L’abbé Boyer, ancien évêque de Mirepoix, après avoir élevé Mgr le Dauphin, a été chargé de la direction des affaires ecclésiastiques de ce royaume. Quoiqu’il ait montré peu de capacités dans cet important ministère, il va, dit-on, être honoré du chapeau de cardinal. Cette nomination a occasionne les vers que vous allez lire :

En vain la fortune s’apprête
À t’orner d’un lustre nouveau.
Plus ton destin deviendra beau,
Et plus tu nous paraîtras bête.
Benoît donne bien un chapeau,
Mais il ne donne point de tête.

— J’avais oublié, dans l’article de Catilina, de vous parler du retranchement, qu’on a fait faire à Crébillon, de quelques vers de sa pièce auxquels le public aurait pu donner une application maligne. C’est lorsque Probus, voulant détourner Fulvie de perdre Catilina, et ne pouvant y réussir, lui dit :

C’est ainsi que, toujours en proie à leur délire,
Vos pareilles ont su soutenir leur empire.
Car vous n’aimez jamais ; votre cœur insolent
Tend bien moins à l’amour qu’à gouverner l’amant.
Qu’il vous laisse régner, tout vous paraîtra juste,
Et vous mépriseriez l’amant le plus auguste
S’il ne sacrifiait aux charmes de vos yeux
Son honneur, son devoir, la justice et les dieux !

  1. Lettres de la Grenouillère entre M. Jérôme du Bois, pêcheur du Gras-Caillou, et mademoiselle Nanette Dubut, blanchisseuse de linge fin, 1749, in-12.