Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/45

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 280-284).
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XLV

Il paraît un ouvrage intitulé Conseils à une amie. J’ignore de qui est ce livre, mais je suis sûr qu’il a été corrigé par M. Diderot, auteur des Bijoux, des Pensées philosophiques[1], etc. Dans le discours préliminaire, on suppose que ces conseils ont été donnés a une jeune personne prête à sortir de l’abbaye de Port-Royal pour entrer dans le monde, par une dame qui s’était retirée dans cette maison. Cette espèce de hors-d’œuvre est assez agréable ; il y règne cet air libre et badin qui donne envie de lire l’ouvrage. On prévoit aisément qu’on n’y trouvera point une morale trop sévère, mais cela ne suffît pas pour le plaisir du lecteur. Il faudrait que cette morale fut débitée avec esprit, et que, s’il n’y a rien de neuf dans le fond de ces conseils, il y eût du moins de la correction et de l’élégance dans le style. Mais il est trivial et négligé, souvent même bas ; et si une dame est vraiment l’auteur de cet ouvrage, ce n’est qu’une bourgeoise. Ce livre paraît d’autant plus faible que nous en avons un excellent dans le même genre, je veux dire l’Avis de madame la marquise de Lambert à sa fille.

On ne saurait nier cependant qu’il n’y ait de bonnes choses dans cet ouvrage, et même quelques traits assez heureux ; ceux-ci, par exemple : « Voulez-vous savoir comment il faut donner ? mettez-vous à la place de celui qui reçoit. — Souvent une femme ne fait de ses amants que des ennemis ou de froids amis. — La pudeur est aux femmes ce que le point d’honneur est aux hommes. — Il y a des préjugés dont il faut se défaire et d’autres qu’il faut conserver. Peu de femmes sont en état d’en faire la distinction. — Quoique les préjugés semblent faits pour les femmes, souvent elles se défont de ceux qui nuisent à leurs plaisirs avec une facilité qui devrait faire honte à la philosophie des hommes. »

— Je viens de lire les Recherches sur l’Origine des idées que nous avons de la beauté et de la vertu[2]. Cet ouvrage, traduit de l’anglais par M. Eidous, est écrit avec un grand appareil de métaphysique. Quand on a essuyé tout l’ennui d’un ouvrage sec, scolastique, embarrassé, on s’aperçoit qu’on a pris une peine infinie pour entendre ce qu’on savait avant d’avoir ouvert ce livre.

— On m’apporte à l’instant trois romans nouveaux et deux tragédies ; l’une est le Xercès de Crébillon, l’autre la Mérope de M. Clément. J’aurai l’honneur de vous entretenir de tout cela dans ma première lettre.

— Un homme riche, et cependant bon citoyen, a entrepris de nous redonner Plutarque, mais Plutarque corrigé. Il en a ôté les trop longues moralités, les digressions fréquentes, la confusion presque continuelle qui règne dans les faits rapportés par ce célèbre écrivain, et il y a ajouté tout ce qu’il a trouvé dans les autres historiens de propre à faire plus particulièrement connaître les grands hommes dont Plutarque a donné la vie. Le traducteur, pour sonder le public, vient de donner les Vies de Solon et de Publicola[3]. Je crois qu’on le dispensera de publier la suite ; il a ôté de son ouvrage tout le sel et tout le bon sens qui caractérisent son modèle.

— Le poëte Roy qui passe sa vie à médire de l’Académie française, m’avait lu, il y a plus d’un an, une épigramme dans laquelle il se compare à Hercule, et les membres de l’Académie à un peuple de pygmées. Il vient de faire courir cette épigramme, et l’a appliquée à Crébillon et à ses censeurs :

Un jour tout le peuple pygmée.
De taille au-dessous de fourmi,
Sur le bon Hercule endormi
Vint s’assembler en corps d’année.
Tout ce camp, d’aiguillons muni,
À le picoter s’évertue.
Que fait Hercule ? Il éternue,
Et voilà le combat fini.

M. Robbé, célèbre dans ce pays-ci par les contes obscènes qu’il va réciter dans les soupers, vient de publier trois odes. Il y a du feu, de la force, de la pensée, et par conséquent du génie, et même un génie original ; mais la versification en est dure et forcée, remplie de mots prosaïques, quoique assez poétique par les tours. La principale cause de cette dureté est peut-être l’affectation de l’auteur à rimer richement ; on dirait des bouts-rimés. Comme ils ne ressemblent en rien aux vers de nos meilleurs poëtes, la première impression est de les trouver détestables. L’esprit qu’on y trouve affaiblit ensuite cette impression, et si l’on ne peut estimer l’ouvrage, on ne peut s’empêcher d’estimer l’auteur. C’est Chapelain avec de l’esprit et du génie. La troisième de ces odes est sur la distinction de l’âme et du corps. Il y avait deux strophes que le magistrat a supprimées avant l’impression parce que l’auteur y propose dans toute sa force l’objection sinon la plus forte, du moins la plus spécieuse, contre la distinction des deux substances. Voici les deux strophes telles que je les tiens de M. Robbé lui-même :

Dis-moi quel est le principe,
Qui m’apportant la raison.
Naît en moi, croît, se dissipe
Dans mon arrière-saison ?
Dis-moi : cette pure flamme,
Cet être qu’on appelle âme
Est-il distinct du cerveau ?
Pourquoi, quand l’âge s’affaisse,
L’esprit, qui tombe et qui baisse,
Suit-il le même niveau ?

Est-ce donc que nos pensées
Ne sont que l’arrangement
De quelques fibres tracées
Plus ou moins artistement ?
Notre accidentel génie
Est-il comme l’harmonie
De ces orgues animés
Dont les sons qu’on leur fait rendre
Cessent de se faire entendre
Quand leurs soufflets sont fermés ?

— On a trouvé la tragédie de Catilina écrite d’un style gothique. Ce jugement, qui s’est trouvé assez général, a donné lieu à la plaisanterie suivante, qui a beaucoup couru :

Un rhinocère à Paris arriva ;
On y courut, on aime le bizarre ;
En même temps parut Calilina,
Et chacun dit que cet animal-là
Est plus commun, mais beaucoup plus barbare.

— Lundi, 24 de ce mois, on fait un service pour la mère du duc d’Orléans. Cette circonstance a occasionné deux épitaphes ; la première, qui est du P. Renaud, célèbre prédicateur, exprime bien le caractère de la pieuse princesse ; la seconde est une plaisanterie qui peut-être ne vous déplaira pas :

Sous une même tombe, objets des mêmes pleurs,
Ici, près de la fille, est une auguste mère
Qui ne vit de solide au sein de la grandeur
Qui Que le mépris qu’elle en sut faire.
Soutien de l’indigent, espoir des malheureux,
Son cœur jamais en vain ne s’épanchait sur eux ;
Mais son âme ici-bas, gémissante étrangère,
À l’heure où tout mortel subit le même sort,
Eut tant d’ardeur de revoir sa patrie,
EQu’à ses yeux l’instant de sa mort
EFut le plus heureux de sa vie.

AUTRE.

Ci-gît la mère d’un enfant
Qui croit damné monsieur son père
Pour avoir fait ce qu’on prétend
Que monsieur son fils ne peut faire.

  1. Conseils à une amie par Mme de P***. Paris, 1749, in-12. Diderot a dû, en effet, revoir ce livre comme il l’a fait ensuite pour les Caractères, 1750, 2 vol. in-12.
  2. Traduites de l’anglais de Francis Hutcheson par Eidous. Amsterdam (Paris), 1749, 2 vol. in-12.
  3. Vies de Solon et de Publicola extraites de Plutarque et retouchées sur les anciens historiens (par L.-D. Bréquigny, d’Argentan). Paris, 1749, in-12.