Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/48

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 298-302).
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XLVIII.

Il y a environ huit jours qu’on a publié ici la traduction d’un roman anglais intitulé David Simple[1]. Le but de ce livre, qui a de grands traits de ressemblance avec Paméla, est de montrer la rareté des honnêtes gens. Si vous lisez cet ouvrage, je crois que vous serez fortement remuée, non par des incidents singuliers ou extraordinaires, mais par l’intérêt que vous prendrez aux personnages que vous verrez parler ou agir. Les caractères sont rendus avec force et naïveté ; quelques personnes les trouvent trop multipliés et trop détaillés, je ne suis pas de ce nombre. L’auteur a une sagacité singulière pour démêler les artifices que le vice emploie pour se cacher, et pour découvrir les motifs qui peuvent déterminer les hommes. Je ne me souviens pas d’avoir trouvé autant de logique dans un ouvrage de cette nature. L’obscurité et le désordre, si communs aux livres anglais, ne se trouvent point heureusement dans celui dont j’ai l’honneur de vous entretenir ; mais on y a été moins heureux dans le choix des images, qui sont souvent basses et quelquefois désagréables. Le style du traducteur n’est ni correct ni élégant ; il ne manque ni de force ni de clarté. Ce roman, avec ses bons et ses mauvais côtés, partage Paris ; en général, les hommes en sont plus contents que les femmes.

— J’ai eu l’honneur de vous annoncer une tragédie nouvelle de M. Marmontel ; je vais tâcher de vous donner une idée juste de cet ouvrage, qui fait un très-grand bruit. Aristomène, citoyen de Messine, a délivré ses compatriotes du joug des Spartiates. Son mérite et son bonheur lui ont fait beaucoup d’ennemis dans sa république. Sa femme, qui craint qu’il ne succombe sous leurs intrigues, se jette avec son fils entre les bras des Spartiates pour l’attirer chez eux, ou pour les engager à faire en sa faveur la guerre aux Messéniens. L’intention de cette femme est aussi obscure dans la pièce que sa démarche était dangereuse pour elle. Sparte renvoie à Aristomène sa femme et son fils. Ce général, quoique touché de leurs bonnes intentions, les abandonne au Sénat, qui lui permet de sauver un des deux coupables ; car l’auteur veut que le fils le soit, malgré son extrême jeunesse, et l’obéissance qu’il doit à sa mère. Aristomène ne choisit point, et parce que la chose est impossible, et parce qu’il arrive un événement qui l’en empêche : deux ou trois malhonnêtes gens animent le peuple contre lui ; l’armée lui est fidèle et veut malgré lui prendre son parti ; il se met entre les deux factions et saisit son fils qu’il est prêt d’immoler en leur présence si les soldats ne s’arrêtent pas. Cette action, moins héroïque que féroce, produit l’effet qu’il en attendait. Un de ses amis le défait de ses adversaires en les tuant, et réchauffe pour lui les gens vertueux en faisant son éloge.

Le caractère de cet homme est si beau qu’il efface celui du héros dont la vertu n’est que passive. C’est un philosophe sans expérience du cœur humain, un général pacifique à contretemps, un législateur qui craint de punir, un père aussi peu tendre qu’équitable puisqu’il laisse condamner un fils innocent, un époux ingrat qui abandonne sa femme, qui avait tout fait pour lui, à la vengeance de ses compatriotes encore plus qu’à la sévérité des lois, un citoyen sans énergie puisqu’il laisse sa république en proie à trois ou quatre scélérats qui la déchirent. Ce n’est pas tant à son pays qu’il sacrifie sa femme et son fils qu’à ces gens-là qu’il n’a pas seulement la force de haïr ; en un mot, c’est un homme moitié sage et moitié imbécile, plus orateur qu’acteur, dont la patience vient d’insensibilité plutôt que de fermeté, qui est toujours dupe et martyr de ses principes et qui mérite toujours de l’être.

Au reste, les détails de cette pièce sont pleins d’esprit et même de génie. L’auteur s’exprime fortement et facilement ; des pensées neuves, sans être forcées, sentencieuses sans être froides, ont fait supporter les absurdités qui fourmillent dans ce poëme ; dans l’instant que le public était révolté par quelque événement bizarre, il venait quelques vers éclatants qui le réconciliaient avec l’auteur et qui le déterminaient à l’admiration. Ce sentiment a prévalu sur l’autre ; et Aristomène, après avoir roulé par terre jusqu’au quatrième acte, est monté aux nues où il se soutient. Les connaisseurs, les gens de l’art réclament, il est vrai, contre ce succès ; mais le parterre est ferme dans son admiration, et ne se laissera pas sûrement renverser.

Trois réflexions finiront ce que j’ai à dire sur cette tragédie : 1° comme le grand mérite de l’auteur est de faire des vers, le premier acte est le meilleur ; 2° les deux principales situations de la pièce, qui sont le choix qu’on lui laisse de sauver sa femme ou son fils, et le parti qu’il prend de vouloir égorger son fils pour arrêter les fureurs de l’armée, sont tirés, à ce qu’on m’a dit, de l’opéra de Rhadamiste et Zénobie, de l’abbé Metastasio ; je n’ai pas ce livre sous la main pour vérifier le fait ; 3° le sujet de cette tragédie est tiré de l’histoire de Corse ; on l’a mise sous des noms grecs pour lui donner un air plus imposant.

— L’abbé Condillac, le seul Français qui écrive aujourd’hui avec succès sur la métaphysique, avait donné, il y a un an, l’Essai sur l’origine des connaissances humaines. Le succès de cet ouvrage l’a déterminé à publier un Traité des systèmes[2] dont il démêle les inconvénients et les avantages. Cette seconde production est en quelque façon une suite de la première ; mais elle a sur son aînée l’avantage d’être plus claire et moins sèchement écrite.

L’analyse est de toutes les méthodes la meilleure pour faire des systèmes. Elle renferme deux opérations qui se bornent à composer et à décomposer ses idées. Par l’une, on sépare toutes les idées qui appartiennent à un sujet, et on les examine jusqu’à ce qu’on ait découvert l’idée qui doit être le germe de toutes les autres. Par la seconde, on les dispose suivant l’ordre de leur génération. La synthèse marche par une voie bien différente : elle descend par degrés des principes généraux aux connaissances les plus particulières ; pour cela, elle se sert des notions abstraites, d’idées vagues et peu lumineuses. L’abbé de Condillac a prouvé par l’exemple des plus grands philosophes l’abus des systèmes abstraits fondés sur cette dernière méthode. Ces systèmes, selon lui, sont plus propres à éblouir l’imagination par la hardiesse des conséquences et à séduire l’esprit par l’enchantement de leurs principes. Ce qu’il y a de mieux traité dans cet ouvrage, c’est l’exposition ou la réfutation des systèmes de Leibnitz et de Spinosa. Le système des monades a des fondements peu solides ; mais l’édifice en est hardi, extraordinaire, et par là très-propre à séduire l’imagination. L’auteur l’expose avec netteté et le réfute, ce me semble, avec succès. Le système de Spinosa fournit un exemple bien sensible des abus où entraînent les systèmes abstraits ; il n’a ni la clarté des idées ni la précision des signes. Bayle a réfuté Spinosa en lui opposant les conséquences qu’il tire de ce système. Cette façon de réfuter ne frappe pas si fortement au but, car si ces conséquences ne sont pas des suites de ce système, ce n’est plus Spinosa qu’il attaque ; et si elles en sont des suites, Spinosa répondra qu’elles ne sont point absurdes et qu’elles ne le paraissent qu’à ceux qui ne savent pas remonter aux principes des choses. On ne réussit jamais mieux à renverser un système qu’en détruisant ses principes. Or, c’est ce que fait l’abbé de Condillac : il démontre que Spinosa n’a nulle idée des choses qu’il avance, que ses définitions sont vagues, ses axiomes peu exacts, et que ses propositions ne sont que l’ouvrage de son imagination. Bayle, en attaquant les fantômes qui en naissent, imite ces chevaliers errants qui combattaient les spectres des enchanteurs ; l’abbé de Condillac a fait plus, il a détruit l’enchantement.

Mme de Lussan, qui a passé sa vie à faire des romans historiques, vient encore, quoique âgée de quatre-vingts ans, d’en publier un qui est sec, froid et sans invention[3]. En voici l’idée.

Marie d’Angleterre, sœur d’Henri VIII, joignait à une beauté parfaite un esprit aimable, séduisant et supérieur ; on ne pouvait se défendre de l’aimer : Charles de Brandow, duc de Suffolk, favori du roi et digne de l’être, ne put résister aux charmes de cette princesse, dont il avait gagné la confiance par des leçons utiles et des louanges données à propos : mais il voilait son amour avec tant de prudence que Marie même ne s’en apercevait pas. À la fin, il devint rêveur et avoua l’état de son âme à la princesse qui l’en pressa fort. Marie, après avoir traité Suffolk, avec toute la hauteur imaginable pour cacher elle-même sa passion, fit à son tour l’aveu des sentiments qu’il lui avait inspirés. Ils jouissaient paisiblement du bonheur de s’aimer et de se l’être dit, lorsque la politique destina Marie d’Angleterre à Louis XII, roi de France. Le duc de Valois, depuis François Ier, qui était allé au-devant de la nouvelle reine, en devint amoureux ; mais ce fut inutilement. Milord d’Orset, qui nourrissait une forte passion pour Marie et qui était jaloux de Suffolk, qui était aussi du voyage, apprit au prince français qu’il avait un rival. Valois, piqué de cette préférence, chagrina la reine, qui fut contrainte d’écrire à Henri VIII pour demander le rappel de Suffolk. Sur ces entrefaites, Louis XII meurt, et sa veuve retourne en Angleterre où elle épouse Suffolk.

M. de Soubeiran vient de publier un ouvrage de morale intitulé Considérations sur le génie et les mœurs du siècle[4]. Ce livre est rempli de choses communes ; les mauvais raisonnements y sont fréquents ; il y a quelques fautes contre la grammaire, et beaucoup de tours forcés, obscurs, déclamateurs ; je ne crois pas qu’il soit possible de voir des idées moins liées que celles qui sont répandues dans cet ouvrage, dont le mérite consiste dans un peu de chaleur et quelques expressions assez fortes. Voici les endroits de cette brochure qui m’ont paru les plus agréables :

« C’est faire une cruelle injure à une femme sage que de lui témoigner de la jalousie ; c’est faire trop d’honneur à une femme galante et donner beau jeu à une coquette.

« La familiarité continue est le poison lent de l’amitié.

« Si les gens du monde entendaient bien leurs intérêts, le vrai chrétien et le philosophe seraient plus de leur goût. Ils devraient les aimer davantage ; ils ne les trouvent jamais en concurrence. Ils ne les voient point leur disputer les biens ni les distinctions qu’ils recherchent si avidement, ni même les suffrages de la multitude dont ils sont si idolâtres. »

  1. Le Véritable Ami, ou la vie de David Simple, par Sarah Fielding (traduit l’anglais par La Place). Amsterdam (Paris), 1749, 2 vol. in-12.
  2. La Haye, 1749, 2 vol. in-12.
  3. Marie d’Angleterre, reine-duchesse. Amsterdam (Paris), 1749, in-12.
  4. Paris, 1749, in-12.