Aller au contenu

Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/66

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 405-410).
◄  LXV.
LXVII.  ►

LXVI


M. de Mairan, le plus grand physicien cartésien que nous ayons en France, publia, il y a environ trente ans, une dissertation sur la glace, qui fut couronnée par l’Académie de Bordeaux. Cet ouvrage vient de reparaître avec des augmentations si considérables, qu’on peut les regarder comme un traité complet sur cette matière[1]. Voici l’idée de ce livre.

Pour faire de la glace, il ne s’agit que de chasser une partie de la matière subtile qui coule dans les interstices du liquide, diminuer son mouvement ou affaiblir son ressort, en sorte qu’elle ne puisse plus vaincre la résistance des parties intégrantes ; c’est ce que fait le froid. Pour changer un corps dur en liquide, ou le dégeler, il n’y a qu’à introduire une quantité suffisante de matière subtile dans ses pores, ou augmenter assez le mouvement et le ressort de celle qui s’y trouve enfermée pour qu’elle puisse séparer les parties qui s’unissent par leurs surfaces, ou débarrasser celles qui s’entrelacent par leurs rameaux ; voilà ce que produit la chaleur.

Je connais peu de livres de physique aussi bien faits que celui que j’ai l’honneur de vous annoncer. Si vous avez la curiosité de le lire, vous y trouverez une logique admirable dans les raisonnements, une grande sagacité dans la discussion des expériences ; une netteté et une simplicité de style qui ne sont pas communes. Passez à l’auteur l’existence de la matière subtile, et il vous conduira à son but par une suite de conséquences auxquelles vous ne pourrez pas vous refuser.

— On a donné le 7 de ce mois la neuvième représentation d’Oreste. M. de Voltaire a jugé à propos de la retirer, quoiqu’il y allât beaucoup de monde. On soupçonne ce grand poëte d’avoir pris cet arrangement pour laisser au parti formé contre lui le temps de se dissiper. La critique et la satire ont vomi tout leur fiel à cette occasion. Voici les vers les plus supportables qui soient tombés entre mes mains.

Nostradamus, fameux parmi nous, a été mis en jeu ; on l’a ressuscité pour lui faire prédire le sort d’Oreste, dont le cinquième acte fut sifflé à la première représentation.

À peine dans sept cent cinquante on entrera,
Qu’au Théâtre-Français un enfant on verra ;
Cet enfant-là, dit-on, quatre pères aura ;
Cet Avec cinq membres il paraîtra,
Cet Dont un mauvais, l’autre horrible sera.

— Comme M. de Voltaire a été obligé de suspendre huit jours la représentation de sa pièce pour y faire les changements qui étaient indispensables, on a imaginé de le loger à Saint-Lazare, où l’on enferme les jeunes gens qu’on veut corriger.

Voltaire qui se croit le sublime, le rare,
Et dont l’acharnement aussi noir que bizarre
Veut à force écraser le fameux Crébillon,
N’est qu’un rimeur pillard plein de présomption.

Qu’il faudrait reléguer aux Frères Saint-Lazare,
Puisque ses œuvres sont à la correction.


sur l’air des Trembleurs D’Isis.

Électre est une braillarde,
Iphise une babillarde,
Clytemnestre une égrillarde
Et Pylade un bon ami !
Oreste est un méchant diable,
Égiste un homme exécrable,
L’auteur encor plus sifflable
Que dans sa Sémiramis.

— L’usage où est M. de Voltaire de changer quelque endroit de sa pièce, à chaque représentation, a donné lieu aux vers suivants :

Malgré votre témérité,
Vous obtiendrez tous nos suffrages,
Car le parterre a la bonté
De corriger tous vos ouvrages.
Le succès de Sémiramis
Fut l’ouvrage de vos amis.
Malgré leurs vœux, dans votre Oreste
Votre déclin se manifeste ;
Cette pièce est votre Attila.
Permettez qu’on vous dise : Holà !
Craignez d’imiter ces coquettes
Qui, voulant plaire à soixante ans,
Ne brillent que par leurs cornettes
Et font oublier leur printemps.

Cet Le célèbre Voltaire
Cet N’aurait point encouru
Cet Le mépris du parterre
Ni son jugement rigoureux
Cet S’il se fût souvenu
Que le destin d’Oreste est d’être malheureux.

— Un ami de M. de Voltaire s’est voulu moquer du public, qui faisait en même temps peu d’accueil au plus grand de nos poëtes et au premier de nos musiciens. Le tour est assez adroit, mais les vers m’ont paru mauvais.

Cet Ô complimenteur téméraire,
Cet Insipide et pesant Voltaire,
Oses-tu comparer nos fiers Parisiens
Cet À tes marmots d’Athéniens !
Cet Va ! Paris méprise et déteste
Cet Et tous tes Grecs et ton Oreste,
Cet Et ton Sophocle et tes écrits
Cet À la cour dès longtemps proscrits.
Cet De Rameau la froide harmonie
Cet À fait détester l’opéra,
Cet Et bientôt ton faible génie
Cet Sous nos sifflets succombera.
Cet C’est l’honneur du siècle où nous sommes ;
Cet Car où l’on siffle de tels hommes,
Cet Quels doivent être leurs rivaux ?
Cet Fière de triomphes moins beaux,
Qu’Athènes rampe et cède la victoire !
Cet Paris, un dieu veille à ta gloire
Cet Voltaire et Rameau sont honnis,
Et l’on va voir briller au temple de mémoire
Cet Le grand nom de l’abbé Bernis.

— Le poëte Roy, ennemi de tous les talents, charmé du médiocre succès de l’opéra de Zoroastre, a fait des vers dans lesquels il fait parler Rameau ; les voici :

Fanatiques zélés, quoique las de m’entendre,
Vous avez des sifflets étouffé la rumeur ;
Contre le sens commun cessez de me défendre,
Je meurs ; si vous avez quelque honneur à me rendre
Venez, et sur ma tombe égorgez mon rimeur.

— On vient de me donner un ouvrage intitulé Coup d’œil anglais sur les cérémonies du mariage[2]. C’est la manie en France, depuis quelque temps, de n’estimer que ce qui vient d’Angleterre. De là vient que nos écrivains publient assez souvent leurs propres productions comme des traductions de cette nation célèbre. Le Coup d’œil est un livre français ; c’est le détail des cérémonies qui s’observent dans le mariage des juifs, des chrétiens, de quelques nations idolâtres. L’auteur ne pouvait guère rendre son ouvrage intéressant qu’en y mettant de la philosophie ou de la plaisanterie ; malheureusement, on n’y trouve pas la plus légère trace de l’une ni de l’autre. On a encore négligé d’y faire entrer les cérémonies bizarres des nations barbares. Cela aurait pu être plus piquant que des usages avec lesquels nous sommes familiarisés. À la réserve d’un ou peut-être deux chapitres, le Coup d’œil n’offre rien qui puisse un peu réveiller le lecteur.

M. le comte de Bissy vient de traduire trois lettres de milord Bolingbrocke, qui ont fait beaucoup de bruit en Angleterre et qui en font beaucoup en France[3]. La première roule sur l’esprit de patriotisme ; les devoirs des citoyens m’y paraissent poussés beaucoup plus loin qu’on ne le croit communément. La seconde donne l’idée d’un roi patriote. La troisième traite des partis qui divisaient l’Angleterre lorsque George Ier monta sur le trône. La première de ces trois lettres m’a paru médiocre, la seconde admirable, la troisième plus claire et plus intéressante pour les Anglais que pour les autres peuples de l’Europe. Je n’entre point dans le détail des principes du lord anglais, parce que je suis sûr que vous avez lu l’ouvrage dans l’original ou que vous le lirez dans la traduction. Vous trouverez, je crois, que l’auteur a souvent des principes lumineux et quelquefois outrés ; que ses maximes sont bien aussi propres à bouleverser la société qu’à en faire le bonheur ; que sa politique, toute profonde qu’elle est, manque assez souvent de logique ; qu’il a craint quelquefois d’être clair, ou qu’il n’a pas eu le talent de l’être. Après tout, le plus grand défaut de cet ouvrage, c’est un air chagrin qui y règne d’un bout à l’autre. Je m’attendais à y voir un citoyen zélé pour le bonheur de sa patrie, et je n’y aperçois qu’un ambitieux désespéré de n’avoir point de part au gouvernement. Deux mots fort connus de milord Bolingbroke vous donneront idée de son caractère. On parlait un jour de l’avarice de Marlborough, et on citait des traits fort marqués sur lesquels on appelait au témoignage de milord Bolingbroke qui, ayant été d’un parti contraire, pouvait dire peut-être avec bienséance ce qu’il en savait. « C’était un si grand homme, répondit-il, que j’ai oublié ses vices. »

Ce seigneur se retira en France à l’avènement de George Ier au trône. Il témoigna à Louis XIV combien il était charmé de voir sa santé affermie. « Je suis d’autant plus flatté de ce que vous me dites, lui dit le prince, que les Anglais n’ont pas la réputation d’aimer trop les rois. — Sire, repartit Bolingbroke, nous aimons fort les autres rois ; il n’y a que les nôtres que nous détestons. »

— Il y a douze ou quinze mois que l’on publie à Londres un roman intitulé l’Enfant trouvé. Cet ouvrage, de M. Fielding, y eut le succès le plus prodigieux. M. de La Place, auteur du Théâtre anglais, vient de le traduire en français[4]. En voici l’idée. M. Alworthi, voulant se coucher dans son lit, y trouve un enfant qui vient de naître, et qu’il fait élever sous le nom de Tom Jones avec autant de soins que si c’était son fils. Jones devient amoureux de Sophie Westem, fille d’un gentilhomme voisin d’Alworthi. Il a pour rival Blifield, neveu de son protecteur. Ce perfide fait tant auprès de son oncle qu’il vient à bout de faire regarder Jones comme un monstre et qu’il le fait chasser. Sophie, qu’on veut ensuite forcer à épouser Blifield, s’enfuit, et ce n’est qu’après beaucoup d’aventures qu’elle épouse Jones qui est enfin reconnu pour neveu d’Alworthi, et pour innocent de tous les crimes qu’on lui a imputés.

Quoique le traducteur ait resserré l’ouvrage, il se trouve encore trop long. Les caractères y sont assez bien peints et assez variés, mais la multitude des personnages cause une espèce de confusion. L’intérêt qu’on doit prendre aux deux héros du roman est affaibli par celui qu’on veut que je prenne à des personnages subalternes. Une autre chose mal entendue encore, ce sont les infidélités que Jones fait à sa maîtresse. Les détails bas de l’ouvrage peuvent plaire aux Anglais, mais ils déplaisent souverainement à nos dames. J’ignore si l’original, que je n’ai point vu, est bien écrit, mais la traduction est assez souvent gothique. On ne peut guère faire bien et faire vite.

  1. Dissertation sur la glace. Paris 1715 et 1717 ; Bordeaux, 1749, in-12.
  2. Coup d’œil anglais sur les cérémonies du mariage avec des notes et des observations auxquelles on a joint les aventures de M. Harry et de ses sept femmes, ouvrages traduits sur la seconde édition de Londres, par MM. *** (Rédigé par P. T. N. Hurtault, maître de pension.) Genève, 1750, in-12.
  3. Lettres sur l’esprit de patriotisme, sur l’idée d’un roi patriote, etc. Londres (Paris), 1750, in-12.
  4. Histoire de Tom Jones, ou l’Enfant trouvé, traduction de l’anglais, par M. D. L. P. Londres (Paris), 1751, 4 vol.  in-12.