Aller au contenu

Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/68

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 417-423).
◄  LXVII.
LXIX.  ►

LXVIII


Le chevalier de Solignac vient de nous donner cinq volumes d’une Histoire de Pologne qui en aura dix[1]. Ce qui paraît s’étend depuis la fondation de la monarchie jusqu’à l’année 1575. La suite, qui doit être et qui sera infailliblement plus intéressante, ne se fera pas longtemps attendre. L’auteur m’a assuré que son travail était fort avancé, et qu’il ne lui fallait pas plus d’un an pour finir.

Cet ouvrage manquait dans notre langue ; nous n’avions d’histoire de Pologne que celle de Massuet, qui est une rapsodie, et les Révolutions de l’abbé Desfontaines, qui sont d’une sécheresse extrême. Il est vrai que le sujet n’est pas trop intéressant en lui-même. On devrait attendre d’un peuple libre des scènes plus variées, plus singulières même qu’on n’en trouve dans l’histoire moderne ; mais l’auteur fait une histoire et non un roman. Il est malheureux pour lui et pour ses lecteurs que les Polonais aient été des hommes ordinaires, et qu’on ne remarque guère dans leurs annales que des actions d’imprudence ou de férocité.

Le talent de l’historien, qui est tout à fait indépendant du sujet, ne me paraît point méprisable. Sa narration est légère et agréable, mais surchargée quelquefois d’ornements et de beaucoup de détails inutiles. Ses réflexions sont plus ingénieuses que profondes ; on leur trouve assez souvent un petit air d’affectation ou de fausseté qui blesse les personnes un peu délicates. On sent bien qu’il a travaillé ses portraits avec beaucoup de soin, mais il lui a manqué de ces expressions de génie qui développent d’un trait une âme tout entière. Les harangues qui blessent dans les autres histoires sont bien placées dans celles de Pologne, et M. de Solignac leur a donné en général un tour fort noble. Son style sera loué et blâme. Les gens moins délicats ne le trouveront qu’ingénieux, mais il paraîtra précieux aux personnes plus difficiles. Après tout, les plus grands défauts de cet ouvrage ce sont les longueurs et l’uniformité ; il est diffus à un point qui révolte, et n’a jamais qu’un pinceau, qu’une couleur, qu’une manière.

M. de Voltaire pria, il y a quelques jours, M. Destouches à souper chez lui avec quelques gens de lettres. Voici le billet qu’il lui écrivit. Je le trouve charmant, et tout Paris en a jugé comme moi :

Auteur solide, ingénieux,
Qui du théâtre êtes le maître,
Vous qui fîtes le Glorieux,
Il ne tiendrait qu’à vous de l’être.
Je le serai, j’en suis tenté,
Si demain ma table s’honore
D’un convive si souhaité,
Et je sentirai plus encore
De plaisir que de vanité.

M. de Bibiena, Italien naturalisé en France et connu par plusieurs mauvais romans, vient d’en donner un dont l’idée m’a paru agréable : il est intitulé le Triomphe du sentiment[2]. L’auteur suppose une femme coquette qui aime l’éclat et qui a du tempérament, une petite-maîtresse enfin. Une des fantaisies de cette femme est de voir un homme à sentiment, espèce rare et ridicule dans le siècle où nous sommes. Après bien des recherches, l’amant de cette belle vient à bout de déterrer cette espèce de monstre, il est présenté et parvient à changer le cœur et l’esprit de cette femme. Il la rend raisonnable et tendre.

C’est dommage que cette idée, qui est neuve et assez belle, ait été mise en œuvre par un homme qui ne sait pas écrire, et qui n’a pas eu assez d’esprit pour sentir qu’il dégradait trop son héroïne en la réduisant à accepter de l’argent de ses amants.

— Depuis que le cabaret et la galanterie ont passé de mode en France, on n’y fait plus de ces chansons gaies et tendres qui faisaient les délices de notre nation. Il ne se passait pas autrefois de jour qu’on ne vit éclore quelques agréables couplets. Aujourd’hui, ou nous ne chantons point ou nous ne chantons que des vieilleries qui ont amusé nos pères. Je ne connais depuis assez longtemps de nouveauté en ce genre qu’une bagatelle assez naïve de M. Vadé. Il la fit sous mes yeux, il y a quelques jours, et il ne tint pas à moi qu’elle fût un peu plus piquante.

Ah ! maman, que je l’échappe belle !
Ah ! maman, Colin
Ah ! mamanCe matin
AhS’était glissé dans ma ruelle.
Ah ! maman, que je l’échappe belle !
Ah ! maman, Qu’on a raison
AhDe se défier d’un garçon !

Il s’approche de moi sans rien dire ;
Ah ! Le fripon soudain
Ah ! maMe prend la main :
Ah ! maJe la retire,
Il sourit, je le gronde, il soupire ;
Ah ! Mais en soupirant,
AhDieu ! qu’il avait l’air séduisant.
Ah ! maman ! etc.

Il poursuit, je m’étonne, il m’embrasse.
Ah ! Un prudent effort
Ah ! maDe son transport
Ah ! maMe débarrasse ;
Mais, voyant redoubler son audace,
Ah ! J’avais bien regret
AhDe n’avoir pas mis un corset.
Ah ! maman, etc.

Malgré moi, mon sein frappe sa vue ;
Ah ! Je le couvre en vain,
Ah ! maIl va plus loin ;
Ah ! maJ’en suis émue ;
Les deux mains, quand on est presque nue,
Ah ! Ne suffisent pas
AhPour voiler ce qu’on a d’appas.
Ah ! maman, etc.

En tremblant je recule, il s’avance ;
Ah ! Le traître à l’instant
Ah ! maD’un air content
Ah ! maSur moi s’élance ;

Son ardeur lassait ma résistance,
Ah ! maMais le suborneur
AhS’enfuit, voyant entrer ma sœur.
Ah ! maman, etc.

— On vient de publier pour la première fois à Paris un livre singulier que quelques curieux m’ont assuré avoir été imprimé ailleurs ; il est intitulé Chronique des rois d’Angleterre écrite selon le style des anciens historiens juifs[3]. L’auteur de cet ouvrage, quel qu’il soit, n’a pas emprunté la manière noble, hardie, véhémente et souvent obscure des prophètes, mais la simplicité et les tons naïfs du Nouveau-Testament. Les trois quarts de cette plaisanterie ne renferment guère que des choses communes, dites trivialement ; sur la fin l’auteur s’égaye, les plaisanteries sont meilleures et plus piquantes ; on sent qu’il connaît mieux les personnages qu’il met sur la scène, et qu’il a plus de plaisir à les peindre ; son pinceau n’a pas mal attrapé la plupart des ridicules des anciens rois.

— Il y a trois jours que le poëte Piron adressa les vers suivants à l’abbé Trublet, auteur des Essais de littérature et de morale. Comme vous connaissez cet écrivain par ce que j’ai eu l’honneur de vous en dire et peut-être aussi par la lecture de son livre qui est traduit en allemand, je crois que vous verrez avec plaisir son éloge.

Hommage et gloire à l’auteur des Essais
Et de morale et de littérature ;
Plus on te lit, plus, cher abbé, tu plais ;
Tu passeras à la race future,
Ce n’est ici gracieuse imposture,
Ni faux encens. Ton œil observateur
Perce les plis et les replis du cœur,
Y voit très-clair, et sans faute y sait lire.
Au fond du mien, lis donc à ton honneur
Plus mille fois que l’esprit n’en peut dire.

— Notre salle de l’Opéra est incontestablement d’une barbarie qui déshonore la nation. On a proposé plusieurs fois d’en bâtir une digne de la capitale du royaume et de la beauté du plus beau et du plus fréquenté des spectacles. Un défaut de goût et de zèle a empêché l’exécution d’un projet si sage. Pour cacher un peu notre misère aux yeux des étrangers, et peut-être aussi pour calmer les citoyens, le prévôt des marchands vient de faire dorer ou peindre en vert toute cette salle. Comme cette couleur n’est pas favorable aux dames, on a fait un vaudeville qui, quoique assez mauvais, amuse tout Paris. Le voici :


sur l’air: Jean de Vert.

De Monsieur le prévôt des marchands,
De MoQuelle magnificence !
De Laissez siffler les ignorants,
De MoNoble en est la dépense.
De Vous avez mis du vert partout.
De En vous nous admirons le goût
De Jean de Vert, de Jean de Vert en France.

De L’Opéra n’était qu’un désert
De MoAvant votre régence ;
De On ne le prendra plus sans vert,
De MoGrâce à votre prudence,
De Car vous en avez mis partout.
De En vous nous admirons le goût
De Jean de Vert, de Jean de Vert en France.

De En paraissant à l’Opéra,
De MoOn fera votre éloge ;
De À ce monument se lira,
De MoGravé sur chaque loge :
De Les vieux échafauds ont été
De Récrépis sous l’édilité
De Jean de Vert, de Jean de Vert en France.

— On vient enfin d’imprimer la Force du naturel, comédie de M. Destouches. J’ai jugé en la lisant, comme aux représentations, que c’était un ouvrage sans esprit, sans philosophie et sans style. L’Oreste de M. de Voltaire, qui paraît aussi, mérite plus d’estime. Vous y trouverez la simplicité qui était particulière aux Grecs, le sentiment qui est commun à toutes les nations et le pinceau, mais un peu vieilli, de l’auteur de la Henriade. À tout prendre pourtant, il y a dans cette tragédie plutôt trop de vers que des mauvais vers. Un M. Dumolard a examiné les imperfections de cet ouvrage dans une dissertation où on a trouvé tant de partialité[4] qu’on a soupçonné M. de Voltaire d’y avoir mis la main.

  1. Elle n’en a que six.
  2. La Haye, 1750, in-12.
  3. Inconnu aux bibliographes.
  4. Dissertation sur les principales tragédies anciennes et modernes qui ont paru sur le sujet d’Électre et en particulier sur celle de Sophocle, par M. Dumolard, membre de plusieurs académies. Londres, 1750, in-8. Voltaire a certainement revu cette dissertation, que Beuchot a réimprimée à la suite d’Oreste.