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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/79

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 478-481).
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LXXIX

5 octobre 1750.

Comme tout le monde est maintenant à la campagne et qu’il s’imprime peu de livres en cette saison, mes nouvelles seront courtes et peut-être peu intéressantes.

Nouveaux Mémoires d’histoire, de critique et de littérature, par M. l’abbé d’Artigny. Troisième volume. Les deux premiers ne renfermaient que des dissertations sur des points historiques ou littéraires, intéressants pour les seuls savants[1]. L’auteur, qui a de la sagacité, réussissait très-bien, dans ces recherches qui ne demandent que peu de goût et qui souffrent la pesanteur et la dureté du style. Dans le troisième volume, il a voulu parler de choses d’agrément, et en a parlé en homme qui est dans une petite ville et qui a passé sa vie à lire des chroniques. Il n’y a rien de si risible que la liste qu’il donne des illustres écrivains qui vivent aujourd’hui.

— Nous croyons avec assez de raison, je pense, que la gravure n’est guère bonne qu’en France ; nous venons de recevoir de Vienne quelques femmes turques gravées d’après les originaux de Liotard, par Camerata, qui nous ont un peu détrompés. On ne peut voir de plus jolies figures ni de plus agréables draperies que celles de ces estampes.

— Le secret de peindre le verre paraît perdu depuis long-temps. Il commence à se répandre depuis quelques jours qu’un ouvrier de Caudebec, petite ville de Normandie, l’a recouvré. Les curieux ou le ministère approfondiront sans doute cette nouvelle, et nous ne tarderons pas à savoir ce qui en est.

— Il vient de paraître un roman historique intitulé Doña Urraca, reine de Castille et de Léon[2]. C’est un tissu d’aventures galantes assez extraordinaires. La princesse a des intrigues publiques et scandaleuses avant de monter sur le trône de son père. Le roi d’Aragon, plus sensible à l’avantage d’ajouter à ses États les royaumes de Léon et de Castille qu’à la honte de lier son sort à celui d’une femme déshonorée, épouse Doña Urraca. Ces liens, formés par l’intérêt, sont bientôt rompus par de nouveaux désordres. La princesse est chassée d’Aragon, et elle va continuer, dans ses États, à déshonorer le trône, son époux et son sexe. Ce roman m’a paru assez compliqué et grossièrement écrit. Il y a de temps en temps quelques réflexions assez plaisantes.

Le Ciel réformé, essai de traduction de partie du livre italien « Spaccio della bestia trionfante[3] ». C’est une espèce de cours de morale de la façon d’un dominicain appelé Jordano Bruno. Ce moine fut brûlé à Rome en 1600, pour les impiétés qu’on prétend qu’il avait répandues dans ses différents écrits. L’ouvrage que j’ai l’honneur de vous annoncer n’a été traduit que parce que l’original avait été vendu 1,100 fr. à la vente de la très-belle bibliothèque de l’abbé de Rothelin. Le Ciel réformé n’a d’ailleurs aucun mérite. On n’y entend rien, et moi qui lis tout, je n’en ai pas pu finir la lecture. Le public ne fait aucun accueil à cette traduction.

Mappemonde historique, ou Carte chronologique, géographique et généalogique des États et empires du monde, par Barbeau de La Bruyère. Cette carte, qui est dans un goût tout à fait nouveau, me paraît extrêmement utile. On y voit la naissance, l’accroissement, l’étendue et le démembrement de tous les empires du monde, de façon qu’on peut regarder cette carte comme un tableau politique de l’univers. On a coloré en plein les grands empires anciens et modernes pour les faire mieux distinguer, et qu’on voie plus aisément, par les colonnes qu’ils occupent, les pays dont ils ont été les maîtres. Certaines nations fameuses, comme les Germains ou Allemands, et les diverses sortes de Tartares qui ont fondé hors de leur pays plusieurs royaumes considérables dont la plupart subsistent encore, ont un liséré de même couleur dans ces différents pays, ce qui sert à rappeler tout à son origine. Je ne connais guère rien de plus commode pour les personnes qui aiment à lire que la nouveauté que j’ai l’honneur de vous annoncer.


ÉPIGRAMME DE M. DE BOISSY.

Milord Craff, l’autre jour, chez un marquis français
MilordDisputait avec véhémence
MilordSur la grandeur et la puissance
MilordQui caractérisent les rois.
« Brunswick doit sur le vôtre avoir la préférence,
Dit l’Anglais au marquis, car il tient la balance.
Milord— J’y consens, répond le Français,
Mais convenez aussi que Louis met le poids. »

Il y a quelques mois qu’un Français, nommé Monet, alla établir une Comédie française à Londres. Ce spectacle ne fut pas du goût de beaucoup de gens ; il fut d’abord troublé par la populace et ensuite supprimé par le magistrat. Quelques Anglais qui l’avaient protégé l’abandonnèrent, quand ils virent que ce goût les rendait odieux et leur devenait funeste. Un d’entre eux ne fut pas nommé membre du Parlement pour cette seule raison. De moindres choses, dit Monet, ont occasionné de pareils malheurs. Il y a quelques années que dans une semblable élection, un homme du parti contraire au candidat, pour qui le peuple paraissait le mieux disposé, s’avisa de tuer une souris et de la porter sur une espèce de plat au milieu d’une bruyante assemblée composée d’artisans et de leurs suppôts. On fut bientôt curieux de savoir ce que signifiait ce ridicule cadavre qu’on étalait ainsi gravement. Le pathétique Anglais dit, presque en pleurant, que cette infortunée souris était morte de misère et de faim précisément dans la cuisine de l’homme qu’on voulait élire. Il ajouta que ses domestiques étaient menacés du même sort, et il conclut qu’on pouvait juger de l’excès de son avarice par le malheureux destin de cette souris. Ce stratagème fit son effet ; le plus faible parti prévalut et la souris donna l’exclusion à celui qui se trouva chargé de sa mort.

Monet dit toutes ces choses dans un Mémoire qu’il vient d’imprimer pour se justifier aux yeux de la nation[4]. Ce mémoire fait quelque bruit, parce que toutes les misères en font ici.

  1. Voir p. 320.
  2. Inconnu aux bibliographes.
  3. (Par l’abbé de Vougny.) S. 1. 1750, in-8.
  4. Mémoire du sieur Monet, directeur de la Comédie française établie à Londres, contenant les raisons de la suppression de ce spectacle. 1751, in-8.